Yeat est un rappeur grand public, et de nos jours plus que jamais. Son récent 2093 est un album à succès qui a grimpé très haut dans le Billboard. Les invités y sont rares, mais ce n'est que du lourd : Future, Lil Wayne, Childish Gambino de façon moins ouverte, et Drake sur une version augmentée. Il y a aussi chez Noah Smith (son vrai nom) un goût marqué pour le maximalisme, un désir d'en mettre plein la vue avec son décorum voyant, ainsi (et c'est lié) que de faux airs de Travis Scott, ne serait-ce que sur le single "Breathe".

YEAT - 2093

Et pourtant, qu'elle est étrange, sa musique. Que de chemin a été parcouru par le rap, pour en arriver au succès d'un tel personnage. Que de transformations ont été traversées par la trap music, dont on retrouve ici les vantardises démesurées à propos des bijoux, des drogues, du sexe et de l’argent.

Yeat pousse un cran plus loin le style de prédécesseurs qui, déjà, ont emmené ce genre dans des directions inattendues : le Future susnommé, auquel Yeat emprunte l’égotisme, le désordre sentimental, le désarroi sous-jacent, l'abandon dans les drogues et cet Auto-Tune à la fois déshumanisant et vulnérabilisant ; Young Thug, dont on retrouve ici les mélodies bizarres et imprévisibles ; et Playboi Carti, dont les beats à la rudesse electro ont un air de famille avec, par exemple, ceux conçus avec GeoGotBands sur "Stand On It".

Yeat, aussi, aime les concepts, par exemple ces trémas qu'il place dans beaucoup de mots. Le thème aussi, est inhabituel. 2093 nous projette dans la société noire de l’année en question, dirigée par un CEO à la richesse si stratosphérique qu’il se permet de racheter la Terre. Cet homme mégalomane caractérisé par le matérialisme, l’insensibilité et le désenchantement, le rappeur prend un malin plaisir à l'incarner, livrant en creux une réflexion sur son propre succès.

Avec sa voix de cyborg déformée par l'Auto-Tune, sa musique distordue, ses paysages sonores étouffants, ses mélodies qui se transforment et qui désorientent, sa voix qui change souvent de ton, le style de Yeat ressemble bel et bien au futur. Certes, tout cela est desservi par des textes pas toujours sensationnels, par des effets si envahissants qu'ils en sont exténuants, par une longue durée et son corollaire obligatoire, le remplissage. Mais quand à mesure que l'album avance, la formule tourne à plein régime, c'est remarquable, comme avec le virevoltant "Tell Më", l'entêtant duo avec Future "Stand On It" et le somptueux "If We Being Rëal".

Une évolution bizarre, remplie de sons de science-fiction, d'influences electro et de thèmes dystopiques, qui peut s'avérer tout aussi bancale qu'impressionnante… La génération boom bap avait déjà connu cette mutation, il y a longtemps. Mais si les projets d'El-P, Dr. Octagon ou Mike Ladd ont été révérés, jamais ils n'ont connu l'exposition de l'après-trap music mutante de Yeat. Au fond, il y a peut-être à se réjouir de ce futur noir qui nous est annoncé par le rappeur.

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