Il est triste de voir à quel point est aujourd'hui ténu et déformé le souvenir du hip-hop underground des décennies 1990 et 2000. Pour beaucoup, sous le nom facile de "rap de backpacker", il se résume à une survivance du vieux boom bap, à un rap de puriste East Coast qui se refusait à mourir. Comme d'habitude, l'histoire est écrite par ceux qui ont pignon sur rue. Et ceux-là, ce sont toujours les New-Yorkais.

RIDDLORE - Born A Villain

Ce que l'on décrit parfois comme le vieil underground, n'est en fait que celui de la Grosse Pomme. On omet de préciser que cette grande époque du rap souterrain a été lancée quand le New-Yorkais Kool Keith est allé se régénérer auprès de Californiens créatifs, le temps du projet Dr. Octagon. On oublie de dire que le vrai cœur battant de cet underground, que l'épicentre de ce mouvement, se situait à Los Angeles, du côté du Good Life et du Project Blowed.

Mais Riddlore, le rappeur de CVE, l'une des pièces motrices de cette assemblée de virtuoses du micro, remet les choses en place avec ce récent livre. A travers cette compilation de témoignages sur sa carrière, il rappelle la fascination que lui, Freestyle Fellowship et tous les autres ont exercé sur les artistes de la grande internationale rap underground : tous les rappeurs Anticon, ceux des Living Legends, Eyedea de Rhymesayers, et tant d'autres encore, jusqu'à Jay Worthy de nos jours, ont fréquenté et révéré Riddlore et sa bande. Il a rayonné au-delà de Californie et des Etats-Unis, côtoyant l'Allemand Taktloss, collaborant avec l'illustratrice française Albane Simon et son compatriote le beatmaker Debmaster, interviewé ici. Il a travaillé avec les Ougandais de Nyege Nyege, chez lesquels CVE a sorti il y a peu une compilation.

Et Riddlore, il tient à le préciser, n'a rien à voir avec le hip-hop de la East Coast. Il est le produit de son environnement à lui, celui qui a enfanté ce gangsta rap voisin dont pourtant il se distance. Henry Owens Jr. est né dans des quartiers à problèmes. Les premières années de sa vie sont marquées par la violence, le deal de drogue et la culture de gangs si prégnante à Los Angeles. La police a souvent harcelé les rappeurs du Project Blowed, même s'il n'y avait rien de polémique dans leurs improvisations, simplement parce qu'un rassemblement de Noirs est toujours suspect aux yeux des autorités. Riddlore est né "Villain", telle est son identité.

L'incroyable virtuosité verbale du rappeur, ses jeux de rimes hallucinants, sa faculté à improviser des heures durant, sont donc de purs produits californiens. Quand, avec les Rap Olympics de 1997, une battle est organisée entre les gens du Project Blowed et quelques autres, dont un Eminem à l'orée de sa carrière grand public, l'incompréhension domine. Les deux camps n'ont pas la même notion du freestyle, les uns préparant leurs textes, les autres usant d'une improvisation totale et de tactiques inattendues, comme se retirer de la scène pour déstabiliser l'adversaire. Les Californiens ne jouent pas au même jeu, ils boxent dans une autre catégorie.

Riddlore dit aussi qu'il n'a aucune affinité avec le boom bap. Il trouve le style de DJ Premier plaisant, il le respecte, mais sans plus. Ses influences à lui sont beaucoup plus larges. La scène Project Blowed perpétue le style qui prédominait à Los Angeles avant l'irruption du gangsta rap : un hip-hop flashy et électronique, celui que Dr. Dre lui-même pratiquait avant, avec le World Class Wreckin' Cru. Souvent, en effet, on entend des sons electro et technoïdes chez CVE, par exemple sur leur classique "All Over Da Globe". Riddlore affirme qu'on n'enrichit pas une musique si on ne cherche pas ailleurs. Et en ce qui le concerne, cet ailleurs est aussi la pop new wave des années 80, une grosse influence.

Le rappeur, en effet, est aussi un beatmaker original et productif. Il n'a pas simplement guidé et influencé les prodiges du micro de la scène Project Blowed, Nocando par exemple, qui le dépeint comme un mentor, mais aussi deux des producteurs californiens les plus précieux, Omid et Nobody.

A en croire le livre, Riddlore est un modèle, une légende. Et pourtant, cet homme influent est inconnu du grand public. La raison est évidente pour le co-auteur de l'album DIY Or Die : toujours, il a privilégié l'autogestion et l'indépendance. Modeste, altruiste, voué à son art, il a préféré faire la courte-échelle aux autres, plutôt que de vanter son talent.

Contrairement à Freestyle Fellowship, jamais les gens de CVE n'ont voulu rejoindre un gros label. Jamais ils n'ont souhaité se restreindre ou suivre les injonctions d'un directeur artistique. Riddlore est un "Villain", un marginal, un intouchable, et il tient à le rester. D'où ces albums qui ressemblent à des foutoirs, toujours jouissifs, toujours débordants de trouvailles, mais toujours branlants et imparfaits.

Logiquement, le livre est fait du même bois. L'un de ses défauts, c'est son amateurisme (l'autre, c'est que ce portrait de "Saint Riddlore grand patron du hip-hop" frôle l'hagiographie). Il est auto-édité et, malgré le gros travail d'interviews et de compilation, il est artisanal et manque de finitions.

La première partie contient les paroles de ses morceaux. La deuxième collecte des photos du parcours de Riddlore, y compris une prise pendant les '97 Rap Olympics, avec les Blowedians, Thirstin Howl III, Eminem et quelques autres. La troisième est une biographie, mais elle n'est pas rédigée. Elle contient de nombreux extraits d'interviews, regroupés en fonction des épisodes marquants de la vie du rappeur.

Et néanmoins, c'est passionnant. Pour ceux qui, ici, ont plus ou moins suivi la scène dite West Coast Underground il y a plus de vingt ans, c'est une superbe madeleine de Proust. Et pour toutes les autres, c'est la découverte d'un épisode exaltant de l'histoire du hip-hop, et de l'un de ses unsung heroes.

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