Il en est du rap comme de toutes les autres disciplines : l'important, c'est de durer. Qu'importe le parcours, quelles que soient les errances, l'essentiel c'est de rester là, présent, visible, important. Regardons Nas. Il est difficile de qualifier "d'œuvre" sa production discographique. Son parcours est chaotique. Il est parsemé de ratés, de déchets, de sorties négligeables. Mais celui qui aurait pu n'être l'homme que d'un album a réussi à se maintenir à flot, opérant un virage pop avant de revenir par moments à ses fondamentaux, faisant l'actualité en se mesurant à Jay-Z, opérant quelques retours en grâce. Et aujourd'hui, bien après Illmatic, Nas est là.
Et alors qu'il atteint la cinquantaine, il reste peu ou prou pertinent. Le dernier épisode marquant de sa carrière décousue, c'est cette association sur six albums à Hit-Boy qu'il compare fièrement à celle entre Michael Jackson et Quincy Jones, sur le (vraiment très bon) titre "Michael & Quincy".
Ensemble, ils ont délivré des choses satisfaisantes. Ils ont même été de plus en plus convaincants, le dernier de la série King's Disease ayant dépassé ses prédécesseurs, comme Nas lui-même le prétend en intro sur le titre "Ghetto Reporter" :
They argue KD1, KD2 or Magic,
what's harder, when...
KD3 go harder than all of them!
Ils se disputent sur KD1, KD2 ou Magic'',
Lequel est le plus fort, alors que…
KD3 est plus fort que chacun d'eux !
La troisième itération de la série King's Disease est l'album attendu d'un vétéran du rap. C'est un grand pot-pourri de morceaux de qualités et de registres disparates, avec l'éternel titre R&B gonflant à propos des filles ("Serious Interlude"). C'est un rap grand public d'aujourd'hui, composite, postmoderne, avec de bons vieux samples de piano, de violon et de chansons soul, mais aussi les rythmes de la trap music.
Ce sont aussi de nombreux regards dans le rétroviseur, avec tout un tas d'hypertextes et d'autocitations, comme sur "Ghetto Reporter", quand est extraite une interview de 2007 où le rappeur prétendait qu'à cinquante ans (son âge maintenant), il aurait un public de toutes générations. Sur "Legit", Nas parle du chemin parcouru, de même que sur le triomphal "30", à propos de ses trois décennies de carrière. "I'm On Fire", où il se dit toujours en feu, est revanchard, de même que ces vers sur "First Time" où il revient sur la critique qu'on lui a toujours faite, celle de mal choisir ses beats.
Avec son rappeur dont le thème principal est sa carrière, King's Disease III est symptomatique de ce qu'est devenu cette vieille musique qu'est le hip-hop : un art qui se mord la queue. C'est aussi l'album d'un daron moralisateur, qui demande aux ghettos de déposer les armes ("Hood2Hood"), exhorte à cesser la drogue et la violence ("Don’t Shoot") et fait le bilan de sa jeunesse ("Once A Man, Twice A Child’ ").
Mais c'est aussi l'album d'un homme qui cherche à être de son temps. Nas évoque les gens du passé, Biggie, Steve Stoute, Big Daddy Kane, MC Serch, et d'autres encore sur ce retour sur ses débuts qu'est "First Time". Sur "Thun", tout en rendant hommage à son quartier du Queens, il fait allusion en citant KRS One au grand beef original du rap, celui des Bridge Wars, tout en revenant au sien propre avec Jay-Z. Le passé lui importe, il est tourné vers lui. Mais il parle aussi des héros qui lui ont succédé, Kendrick Lamar ici, Drakeo the Ruler là, The Weeknd ou GloRilla ailleurs.
C'est un rappeur pertinent, lorsqu'il cesse de se regarder le nombril pour personnifier et dénoncer la violence, sur le très bon "Beef". C'est quelqu'un qui, comme son titre ne l'indique pas, invite sur "Reminisce" à ne pas être prisonnier de son passé. Et de fait, il ne l'est pas. Le roi est peut-être malade. Il n'est plus le rappeur capital de son temps. Néanmoins, King's Disease III le rappelle, il reste un monarque.
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