Raconter l'histoire, cela requiert du temps, cela demande du recul. Il y a toujours un décalage entre l'événement et le moment où on le raconte. Et cela s'applique au rap bien sûr. Il y a seulement dix ou quinze ans de cela, la littérature à son sujet était éparse et parcimonieuse. Et si maintenant elle est abondante, elle est écrite par les vieux. Il y aujourd'hui une survalorisation et une surmédiatisation du rap de la génération ancienne, celle des années 90 et 2000, dans les livres à son sujet. Le point de vue dominant, l'esthétique prévalente, sont ceux des gens qui ont grandi à ces époques. A part les têtes d'affiche, les rappeurs de la décennie passée n'ont pas encore gagné les faveurs des plumitifs du hip-hop.
Voilà pourquoi L'enfer sur Terre est un livre précieux. Il comble ce manque. Il passe en revue, une scène régionale après l'autre, plusieurs dizaines des gens qui ont fait des années 2010 un autre moment exaltant de l'histoire du rap.
Qui plus est, il a été écrit par deux prescripteurs avertis de la critique en France, Mohamed Magassa et Nicolas Pellion.
Il y a dans leur sélection des gens populaires (Future, Young Thug, Kendrick Lamar, les vétérans Lil Wayne et Kanye West, etc.), mais vous entendrez peu parler de Drake, Mac Miller, Big Sean, J. Cole et Travis Scott. A leur place, les auteurs ont préféré traiter de Mach-Hommy, Mozzy, Young Nudy, Drakeo the Ruler, RXK Nephew et Payroll Giovanni. Sans snobisme aucun, sont sélectionnés les gens qui leur paraissent les plus significatifs, et pas l'écume des jours.
Ce panthéon, on le connait. C'est celui qu'un des auteurs, Nicolas Pellion, défend depuis des années sur son blog culte Pure Baking Soda. Ce livre, en quelque sorte, concentre et parachève ses efforts. La parenté avec le site web est d'autant plus marquée qu'on y retrouve les illustrations caractéristiques de son fidèle acolyte Hector de la Vallée, et parfois, en partie, les mêmes textes. On y renoue aussi avec ce style qui est annoncé par le sous-titre, "une décennie de rap-fiction".
Rap-fiction. C'est un peu cela. Les auteurs ne se contentent pas de parler de la vie et de l'œuvre des rappeurs : ils les extrapolent. Nicolas Pellion, notamment, est de ces critiques et anthologistes qui utilisent les œuvres des autres pour construire la leur. Comme sur Pure Baking Soda, ces textes sont de quasi-constructions littéraires où l'auteur aborde le rap à travers son propre univers culturel. Il nous emporte dans son domaine, dans un monde où l'on trouve les livres de H. P. Lovecraft et de Philip K. Dick, ou les jeux vidéo de sa jeunesse, au point que cela paraisse parfois tiré par les cheveux, comme avec ce "Detronomicon" qui décrit l'une des scènes les plus palpitantes des années 2010, celle de Detroit.
Mais avant le sous-titre, il y a le titre, et il n'est pas anodin non plus. Il est question d'un enfer sur Terre. Et celui-ci, c'est le monde réel. La prose des auteurs peut parfois sembler fantaisiste et esthétisante, mais ils sont aussi très terre-à-terre. S'il est une chose qu'ils n'oublient pas, c'est que l'art le plus puissant est toujours, toujours, social, même (et surtout) quand il semble être tout le contraire. Le rap est une musique qui se nourrit encore de l'histoire particulière de la société afro-américaine. De la ségrégation qui, malgré tout, sournoisement, poursuit toujours sa vile œuvre, en particulier dans les quartiers les plus défavorisés d'Amérique.
Le rap des années 2010, celui célébré par les auteurs, a plusieurs apparences. Evolution de la trap music et survivance du vieux boom bap, paroles cérébrales et posture nihiliste, souci du sens et art de l'absurde, posture esthétisante et rythme de bulldozer, introspection et matérialisme... aucun des styles défendus par les nombreux rappeurs abordés ici n'est le même. Certains sont, dans la vie, des gens bien, et d'autres sont des créatures absolument détestables. Mais quasiment tous, sous des formes diverses et variées, font du gangsta rap. Ils parlent de ces voies dangereuses, rapides et souvent fantasmées d'ascension sociale, qui parfois, leur ont semblées les seules possibles : la délinquance, et son corollaire qu'est la fuite dans la drogue. Tous, à leur façon, pour paraphraser les auteurs, nous font bel et bien voir "l'histoire récente des Etats-Unis comme un cauchemar éveillé".
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