Au milieu des années 70, cela fait un moment que Gene Clark s'est dissocié des Byrds. Membre fondateur de la bande, il est celui qui l'a poussée à composer ses propres titres plutôt qu'à reprendre ceux de Dylan, et il est le co-auteur du morceau de bravoure du groupe, "Eight Miles High". Cependant, c'est en solo qu'il poursuit sa carrière. Et si ses sorties sont admirables, s'il continue à montrer la voie, avec par exemple l'aventure country rock entreprise avec Doug Dillard, il n'est pas toujours reconnu à sa juste valeur.
D'autant plus qu'au milieu des années 70, c'est toute la scène rock californienne dont il est issu qui semble en déshérence. Son ancien groupe n'existe plus, et si en 1973 les Byrds tentent de revenir dans leur formation originale avec un album sobrement intitulé The Byrds, celui-ci est un four.
Quelques grands moments en émergent néanmoins, et il se trouve que ceux-ci, les titres "Full Circle" et "Changing Heart", sont signés Gene Clark. C'est suffisant pour que David Geffen investisse sur ce dernier, et qu'il lui accorde la somme de cent mille dollars pour enregistrer son prochain solo. Epaulé par Thomas Jefferson Kaye, un producteur aussi défoncé et halluciné que lui, l'Oyseau met cet argent à profit : il s'emploie à réaliser ses rêves musicaux les plus fous.
La première plage, "Life's Greatest Fool", fait illusion. C'est une chanson country rock dans le style dépouillé qu'on lui a connu sur le très bon album White Light (tout juste note-t-on, en cours de route, en avant-goût de ce qui vient, l'adjonction d'un chœur gospel). Mais après, Gene Clark met le paquet. No Other recourt à une débauche d'orchestration, à une profusion d'instruments (guitares de toutes sortes, mandoline, violon, violoncelle, orgues et autres claviers, etc.), et d'autres chœurs, plus exubérants encore. Et le tout s'étale sur des chansons de durées inhabituellement longues.
Quand David Geffen entend ce que Gene Clark a fait avec ses sous, il est horrifié. Il saborde la promotion de cet album, lequel sera un désastre commercial et critique. Le chanteur, qui y avait mis toute son âme, sera dévasté par cet insuccès, et cet album sera son dernier. Il trainera sa peine, divorçant de sa femme, celle-là même à laquelle est dédiée la dernière plage, "Lady Of The North". Et en 1991, il mourra dans l'oubli, emporté par les excès d'alcool et de drogue.
Comme toujours, le temps fera son œuvre. Des esprits éclairés, et plus particulièrement Ivo Watts-Russell du label 4AD, vanteront les qualités de l'album. Et à partir des années 2000, plusieurs rééditions feront réapparaitre ce chef-d'œuvre disparu. Mais avant cela, No Other est vu comme un produit de la décadence d'un rock californien dévasté, dans les années 70, par la surconsommation de cocaïne.
Et pourtant, ce sont des chansons simples que propose le chanteur. De jolies chansons poétiques et évocatrices ("Silver Raven"), de cryptiques réflexions philosophiques sur l'amour, sur l'existence humaine, sur les mirages de la vie ("Life's Greatest Fool", "No Other", "Some Misunderstanding", "The True One"), de grandes giclées cosmiques et psychédéliques ("Strengths Of Strings"), le joli conte triste d'une femme asservie par l'amour, à moins que ce ne soit par les drogues (“From A Silver Phial”), et pour finir, donc, cette complainte adressée à cette femme qui l'a fui pour aller s'installer en Californie du Nord ("Lady Of The North").
Et s'il est une chose que révèle la principale réédition de No Other, celle de 2003, c'est qu'au-delà de tout ce barnum musical, Gene Clark a écrit de grandes, de très grandes, chansons. Ajoutées en bonus, des versions plus dépouillées le confirment. L'orchestration qui accompagne les morceaux d'origine n'est pas de l'esbroufe. Elle est, au contraire, une manière d'amplifier et de magnifier un formidable matériau de départ, de montrer avec un éclat inédit, avec une insolence nouvelle, avec la magnificence de cette dinguerie qu'est "Strength Of Strings", ou bien l'époustouflant "Some Misunderstanding", à quel point l'ancien Byrds a été un géant.
Il n'y a pas d'autres œuvres comme No Other. Celui-ci n'est pas l'un de ces albums perdus qu'on vous vend comme un classique, alors qu'il est tout juste solide. Il n'est pas de ces disques qu'on aime vanter parce qu'ils ont été injustement dédaignés, ou parce que leur auteur a connu un destin tragique. Non, c'est bien plus, tellement plus que cela : No Other est juste l'un des meilleurs albums jamais enregistrés.
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