Au début de la décennie 2010, les CunninLynguists sont toujours vaillants. Dix années après avoir fait leur trou dans l'underground avec Will Rap For Food, cinq après s'être installés plus en vue dans le paysage rap avec le très prisé A Piece Of Strange, et quelques mois après Death Is Silent, le brillant solo proposé par le rappeur et producteur Kno, ils remettent cela avec un autre opus remarquable, un Oneirology où, mis à part l'habituel invité Tonedeff, on retrouve Freddie Gibbs, Big K.R.I.T. et BJ the Chicago Kid, soient plusieurs représentants de la classe rap et R&B de l'époque.
L'onirologie, c'est la science des rêves. Et c'est bel et bien ce dont traite le trio sur cet album-concept. Leurs textes sont parcourus de visions hallucinées, ils évoquent les fantasmes de la nuit ou cet état second provoqué par des substances addictives, drogue ou musique, on ne sait pas ("My Habit").
Ces songes virent aisément au cauchemar. C'est ce que laisse entendre ce sample du vers de rap le plus célèbre sur le sujet, le "it was all a dream" de Notorious B.I.G., quand le mot de la fin s'efface devant un titre intitulé "Darkness". Les CunninLynguists évoquent des mauvais rêves qui, au fond, sont bien réels, quand sur "Hard As They Come" Freddie Gibbs, Natti et Kno personnifient, respectivement, ces grands fléaux que sont le crack, l'alcool et le SIDA, ou quand sur ce second volet qu'est "Murder", ils parlent de la tentation du meurtre, avec à l'appui un sample bien choisi de Marianne Faithful. Ils mentionnent aussi les revers et les hypocrisies du rêve américain (racisme, argent roi,, indifférence aux malheurs du monde...), ce grand mythe, sur "Get Ignorant".
Le rêve, c'est aussi l'amour, cet autre mirage, qui est abordé sous ses angles physique et sentimental sur les consécutifs "Enemies With Benefits" et "Looking Back". C'est aussi l'espoir qui nous fait vivre, c'est l'idéal qui nous fait avancer, comme le laisse entendre le groupe sur le single "Stars Shine Brightest", puis sur "Dreams", la quasi conclusion de cet album, avant que le spoken word de Bianca Floyd sur "Hypnopomp" et le très joli "Embers" ne sonnent l'heure du réveil.
Un tel sujet, les rêves, convient au style évaporé alors de vigueur chez Kno. Il en profite pour y déployer, dans la continuité de Death Is Silent, de vastes envolées musicales cinématiques et mélancoliques. Il est renforcé sur deux plages par les producteurs de Sky Black Death, deux grands experts en compositions hip-hop élégiaques, et ses morceaux, parfois purement instrumentaux, sont presque toujours magnifiés par des chants aériens. Le producteur emploie des orgues, des guitares et des pianos somptueux, il use de percussions percutantes, et il laisse le tout s'égarer, il le laisse divaguer longuement. Bref, il n'est plus question de boucles.
Il va même trop loin, parfois. Ses instrumentaux sont trop longs, ses compositions trop sophistiquées et des chants féminins, ceux d'Anna Wise sur "Darkness" par exemple, évoquent ce maniérisme vocal qui rend souvent le R&B irritant. Cela entre en conflit avec le vieux rap de backpacker, encore présent via les raps "lyricaux" de Deacon et Natti, et via la permanence des scratches. Dans le hip-hop, soit les raps sont l'attraction majeure et ils subliment des beats décharnés, soit ils ne sont que les faire-valoir de compositions accrocheuses. Mais ici, ils se disputent le premier rôle avec la musique, et on ne sait plus ce qui doit captiver l'attention.
Kno pousse encore plus loin la logique de Death Is Silent, et il le fait dans un contexte, celui du groupe, qui lui va moins bien. Le style exploré sur cet album devient systématique, il tourne à la formule. Telle est la seule et unique limite dont souffrent les morceaux travaillés, cérémonieux et munificents de ce jalon tardif de l'aventure CunninLynguists.
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