A sa sortie en 1995, le premier album de Three 6 Mafia est loin d'être le plus remarqué. Il est trop bizarre et il est trop outrancier. Il vient de trop loin, aussi, Memphis étant alors absente de la carte du rap. Il sort sur un label indépendant, et cela s'entend à travers son enregistrement lo-fi. Il apparait, pour l'essentiel, comme une manifestation sudiste et marginale de la mouvance horrorcore qui traverse le rap en ces années-là. Ce qui est surtout relevé et commenté, en fait, c'est l'attaque en règle contre Bone Thugs-n-Harmony, un groupe alors bien plus notoire que ces rappeurs méconnus.
Il faut dire qu'ils n'y vont pas mollo sur le morceau en question, "Live by Yo Rep (B.O.N.E. Dis)". Lord Infamous, Juicy J, Gangsta Boo et DJ Paul, appuyés par les affiliés Kingpin Skinny Pimp et Playa Fly, s'adonnent ici à un déchainement de violence. A tour de rôle, ils décrivent par le détail les diverses tortures auxquelles ils se livreraient envers quiconque voudrait pomper leur style, par exemple planter une fourchette incandescente dans le torse de la personne, l'écorcher patiemment, envoyer ses restes à sa mère et diluer le corps dans l'acide, pour ne citer que Lord Infamous.
La colère, à l'époque, est réelle. Les deux groupes se rabibocheront plus tard, mais quand les Three 6 Mafia ont entendu les flows rapides du groupe de Cleveland, quand ils ont découvert leurs ambiances spectrales et leurs propos morbides, et qu'en plus, tout cela a eu un succès retentissant, ils ont vu rouge : ils ont cru pour de bon que les Bone Thugs-n-Harmony avaient pillé le son qui bouillonnait depuis quelques années déjà dans leur ville, cette musique assimilée à l'horrorcore, mais distincte avec son aura occultiste, et qui aura plus tard sa dénomination propre, le Devil Shyt.
Extrait de "Now I’m Hi, Pt. 3", un morceau de Mystic Stylez, ce nom n'est pas volé. Sur cette première œuvre officielle, le groupe passe par toutes les outrances. Crûment, il nous parle de violence sur "Break Da Law '95" et "Tear Da Club Up", de vol (avec violence) sur "Sweet Robbery, Pt. 2" et "Gotta Touch ’Em, Pt. 2", de drogues sur "In Da Game" et "Now I'm Hi, Pt. 3", de sexe sur "Porno Movie", et puisqu'on parle aussi du 666, de satanisme sur "Mystic Stylez".
C'est d'autant plus saisissant que ces rappeurs ont vraiment étudié leurs sujets : DJ Paul et Lord Infamous, qui ont commencé sous le nom de The Serial Killaz, se sont documentés de près sur les meurtriers en série, et la jeune Gangsta Boo (elle n'a alors que 15 ans) aurait été virée de chez sa mère après la découverte d'un livre de sorcellerie. Par ailleurs, les six rappeurs ne sont pas spécialement connus pour leur hygiène de vie exemplaire, comme le montreront plus tard les décès prématurés d'une grosse portion de la bande (Lord Infamous, Koopsta Knicca, et Gangsta Boo tout récemment).
Loin d'être une limite, l'amateurisme du son contribue autant à cette ambiance sale et sépulcrale, que ses ficelles et ses formules : voix et rires d'outre-tombe, samples répétés jusqu'à la nausée, phrasés rapides qui évoquent les psalmodies d'une messe noire, raps assénés en chœur comme des slogans ou des chants tribaux, musique pesante et fantomatique appuyée par des pianos ou des synthétiseurs malsains.
Inspirée pour partie par la scène californienne (les sirènes sur "Big Business"), et pour partie par les excès des Geto Boys, la musique de Three 6 Mafia est dans la lignée de la décennie 90, ces années de l'indécence et de la provocation marquées par l'ascension du metal extrême et du gangsta rap. Et pourtant elle est très locale. Tout cela remonte à Spanish Fly, le DJ pionnier de cette scène, et à son successeur DJ Squeeky, qui lui-même accusera Three 6 Mafia de l'avoir pillé. Cela provient aussi des travaux antérieurs de ses membres, des passages de leurs vieilles cassettes étant samplés ou remaniés ici, certains titres étant les versions remixées d'autres, antérieurs, par exemple "Break Da Law '95".
Pour certains, certes, Memphis évoque la soul classieuse plutôt que cette musique morbide. Néanmoins, quand on cherche bien, on trouve aussi un peu de cela chez Three 6 Mafia. On en voit la trace dans certains samples de Great Black Music, et dans le morceau le plus calme et le plus atypique de l'album, le seul à être alors joué en radio. Magnifique, ce "Da Summa" sample d'ailleurs, outre Rick James, l'autre groupe fondateur du rap de la ville, 8Ball and MJG.
A sa sortie, en 1995, le premier album de Three 6 Mafia n'est pas le plus remarqué. Et pourtant, il est de loin, de très loin, l'un des plus influents de l'histoire du rap. C'est grâce à lui et au succès ultérieur du groupe, que la scène de Memphis deviendra visible à l'extérieur de la ville. C'est à travers DJ Paul, Juicy J et les autres que sont plantées les petites graines des musiques à venir, le crunk et la trap, qu'Atlanta se chargera de faire prospérer. Ce sont toutes les cassettes de cette scène, découvertes à travers Internet, qui inspireront plus tard SpaceGhostPurrp, A$AP Rocky, le Soundcloud rap et une fraction très conséquente du rap des années 2010. C'est à travers tout cela que les excès délirants des paroles deviendront l'ordinaire des rappeurs. Par son influence et par sa qualité, cet album indépendant sorti il y a longtemps, dans ce nulle-part du rap qu'est alors Memphis, est un classique total du rap.
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