Non, le rap canadien n'a pas commencé avec Drake. Il a, en vérité, une longue et riche histoire. Cependant, quelque peu déconnecté des réalités sociales étatsuniennes (pas de passif esclavagiste dans le grand pays nordique), ce genre musical, pratiqué là-bas par des Blancs et des Afro-Caribéens, a tardé à devenir visible chez son voisin. Dès 1991, le duo Dream Warriors en a fait les frais. Son premier album, And Now The Legacy Begins, a été chez lui disque d'or, il a été primé par un Juno Award, mais il n'a pas percé au-delà de la frontière. Seuls l'ont apprécié les connaisseurs de l'underground.
Curieusement, c'est en Europe que l'album a marqué les esprits, et plus particulièrement en Grande-Bretagne, où il a connu un succès critique et commercial. L'album a reçu une note maximale de l'hebdomadaire musical NME. Un peu plus tard, le duo a fait la couverture de son concurrent, le Melody Maker. Et deux de ses singles ont été classés dans le Top 20 local. Il faut dire qu'avec leur formule arty et jazzy, Louis Robinson (alias King Lou) et Frank Allert (alias Capital Q) ont alors tout pour plaire à cette Angleterre branchouille alors enfoncée jusqu'au cou dans la vogue acid jazz, celle de Gilles Peterson, d'ailleurs crédité sur la pochette.
Car chez les Dream Warriors, on aime le jazz. Et plus précisément, ce jazz groovy tel qu'on l'apprécie à l'époque, ouvert sur les musiques modernes et sur celles du monde. Leur titre le plus connu, "My Definition Of A Boombastic Jazz Style", en est l'illustration. Il repose sur le "Soul Bossa Nova" de Quincy Jones, un air que la bande-son d'Austin Powers popularisera plus tard dans le monde, mais qui est déjà familier des publics anglais et canadien, via des émissions TV.
Quant au reste de l'album, il dévoile un rap bon esprit et fantaisiste dans l'esprit des Native Tongues, avec quelques moments geek (des références à Donjons & Dragons, à Star Trek, à Star Wars et à la science-fiction en général). Les deux Canadiens aiment les égo-trips sophistiqués, les moments ludiques (les singles "Ludi" et "Wash Your Face In My Sink"), et les samples funky récupérés du côté des Meters, de Delegation, de Kool & The Gang et du Tom Tom Club.
Les Dream Warriors sont aussi des artistes qui, jaloux de leur style et soucieux de leur individualité, aiment jouer gentiment de sons bizarres et d'expérimentations légères ("Follow Me Not"). Les Canadiens se lancent dans des textes surréalistes et obtus. Ils partent dans des ambiances et des propos ésotériques d'obédience afro-futuriste ("Tune From The Mission Channel", "Voyage Through The Multiverse").
Comme chez les Native Tongues, une fois encore, l'excentricité et la légèreté n'excluent pas une certaine forme de conscience sociale. Sur l'album, le moment où ce rap à message est le plus visible est "U Could Get Arrested", un morceau moins mémorable que les autres, mais où les rappeurs, avec des comparses, dénoncent le harcèlement de la police envers les Noirs. Par ailleurs, King Lou et Capital Q se souviennent d'où ils viennent quand, sur le rythme chaloupé de "Ludi", ils rendent hommage à toutes les îles des Caraïbes.
A travers son titre, cet opus inaugure une carrière prometteuse. Pourtant, malgré d'autres albums, il n'y aura pas de suite notable à And Now The Legacy Begins. Devenus plus tard un quatuor, les Dream Warriors ne connaitront plus le succès. Malgré une relative fidélité de son public anglais (les Canadiens collaboreront avec The Herbaliser en 1999), il périclitera et sera oublié. La seule "legacy" que laisseront King Lou et Capital Q, leur héritage, ce n'est au fond que cet album, cet avatar nordique d'un Hip-Hop Gold Age finissant sorti la même année que De La Soul Is Dead et The Low End Theory, et qui ne dépareille pas en leur compagnie.
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