C'est un temps ancien. Celui où il était prohibé d'écouter du metal. Celui où c'était la honte. Celui où, marqués par un léger préjugé de classe, on devait le honnir. Depuis, l'eau a bien coulé, sous un grand nombre de ponts. Les rivalités et les a prioris d'antan sont depuis longtemps obsolètes. Dès la fin des années 80, l'antagonisme entre le rock classique et la new wave a laissé place à une convergence des scènes. Le rap a confirmé à tout le monde qu'être bien et être respectable étaient deux choses distinctes. Et à partir du nouveau siècle, il faut bien le dire, le metal est devenu tout ce qu'il est resté d'aventureux et d'excitant dans le vaste univers du rock.

DARKTHRONE - Transilvanian Hunger

Pour certains dinosaures tels que votre serviteur, le temps est alors venu de prendre le train en marche (drôle d'image, je vous l'accorde, qu'un dinosaure dans un train). Quand il s'est tourné vers des gens au goût sûr pour trouver la porte d'entrée, un sage helvète lui a suggéré Transilvanian Hunger, de Darkthrone. Et pour mieux lui vendre l'affaire, il lui a dit qu'il s'agissait là, en quelque sorte, du Illmatic du metal.

Le Illmatic du metal, vraiment ?

Oui, dans une certaine mesure. Parce que c'est un standard. Parce que c'est un album aussi court et dense que l'autre. Et parce qu'il est sorti la même année. Mais ce sont là les seuls points communs. L'album de Nas était son premier. Celui-ci est l'aboutissement d'une trilogie de classiques appelée la "Unholy Trinity", la Trinité Impie, délivrée par un ancien quatuor redevenu duo. Le premier, appuyé par la crème de la production hip-hop, est attendu et accueilli comme le messie par la critique, au-delà même du rap. Alors que le second sort quand le black metal norvégien n'est encore, aux yeux du monde, qu'un étrange folklore d'extrémistes norvégiens qui brûlent les églises et qui se tuent les uns les autres.

Ce folklore, Darkthrone le représente avec ces corps peinturlurés, ces noms débiles (Nocturno Culto, s'appelle donc le chanteur) et l'image grotesque de la pochette, où l'on voit le multi-instrumentiste Fenriz crier un candélabre à la main.

Et il y a bien plus gênant encore : une partie substantielle des paroles est rédigée par le problématique Varg Vikernes, tout juste jeté en prison pour avoir brûlé des églises et assassiné la figure centrale de la scène black metal norvégienne, Euronymous. Ces édifices religieux incendiés, il y est fait référence avec les paroles finales, à l'envers, de "As Flittermice As Satans Spys". Et il y a pire, comme les mots "Norsk Arisk Black Metal" (Black Metal Aryen Norvégien) en notes de pochette, le morceau "Over Fjell Og Gjennom Torner", qui dit en norvégien quelque chose comme "la race nordique doit massacrer l'autre", puis une déclaration selon laquelle tout critique de l'album se comporterait comme un Juif…

L'antisémitisme, ce poison... Le duo devra vite s'en dédouaner. Et des années plus tard, un Fenriz assagi mettra ces propos polémiques sur le compte de la stupidité de sa jeunesse.

Tout cela, c'est de l'agitation, du bruit, du décorum. Le genre de choses adorées par les faux mélomanes et les vrais ethnologues de la très peu regrettée émission Tracks. Mais au-delà de tout ce plumage, il y a le ramage. Et celui-ci, l'érudit suisse mentionné plus haut avait raison, est saisissant.

La découverte, en écoutant Transilvanian Hunger, c'est que mis à part les grosses voix et le grand-guignol sataniste, ce n'est pas du tout du metal tel que l'imagine le commun. En vérité, c'est du punk (plus tard, dans les années 2000, le groupe confirmera cette influence en partant plus visiblement encore dans sa direction). Pas de pompe ici, donc. Pas de solos inutiles, pas de débauche de virtuosité. C'est au contraire très sale, brut, compact, agressif, viscéral et sous-produit. Par choix esthétique, mais aussi, sans doute, parce qu'il n'y a plus que Fenriz aux instruments. Et ce son rudimentaire vous saisit brutalement à la gorge, tout du long.

Musicalement, cet album n'a qu'un seul vrai défaut : il commence par son meilleur morceau, ce "Transilvanian Hunger" qui parlerait de la tentation du suicide et qui nous fait tout de suite embrasser le mal. Cependant, les suivants sont très bons aussi. Parce que tout cela est minimaliste et monolithique, parce qu'il y a constamment cette batterie de bourrin infatigable qui n'a d'autre but que de marquer le même tempo sans groove, de signaler à l'auditeur qu'il n'y aura pas d'échappatoire, on ne s'en rend pas tout de suite compte.

"Skald Av Satans Sol", est tout aussi formidable, le "En Ås I Dype Skogen" conclusif se révèle à la fois furieux et épique. Sur chaque titre, cette guitare sale qui vous enroule et qui occupe l'espace est absolument envoûtante. Et l'ensemble, écouté comme il se doit (c'est-à-dire comme un tout) parvient exactement à ses objectifs : faire tomber l'épée et la peste sur nos corps de damnés, nous reclure dans les grottes froides d'une étendue scandinave hostile et désolée, nous égarer dans de hautes forêts sombres, sous le soleil de Satan.

Avec cette formule répétitive et lo-fi, avec la voix écorchée de Nocturno Culto et la langue norvégienne, qui toutes deux semblent surgir des abysses, Darkthrone capture l'essence du black metal. "So pure, so cold", dit à juste titre le premier titre, l'un des rares en anglais. Belzébuth est là (ou quelque dieu nordique), croupi derrière vos enceintes, avec cette transcription musicale pure et parfaite du Mal avec un grand "M", avec cette atmosphère délicieusement maléfique.

Laquelle n'a in fine rien à voir avec Illmatic. Laquelle, si cette comparaison a un sens, devrait presque lui être préférée. Car on résiste difficilement à la tentation du démon.

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