"Tu ne peux pas imaginer à quel point on s'amuse"... Quand on connaît Atmosphere, quand en plus on jette un bref coup d'œil à la pochette, on sait tout ce que ce titre a d'ironique. Slug, en effet, est peu enclin la bamboche. Et en 2005 cet album, le quatrième (si l'on excepte la compilation Lucy Ford et des sorties annexes) ne change rien à l'affaire. Bien avant que Drake n'impose cela à un large public, le rappeur de Minneapolis est celui qui a fait du rap comme on écrit un journal intime. Il est celui qui expose ses états d'âme, celui qui, en raison même de cela, a anormalement plu aux filles.
L'une de ces jeunes femmes, justement, une certaine Marissa Mathy-Zvaifler, alors âgée de seize ans, a assisté en 2003 à un concert d'Atmopshère. Et elle n'en est jamais revenue. Un employé de la salle l'a alors entrainée dans les coulisses (pour rencontrer le groupe, ou pour soigner une blessure, selon les versions), où il l'a violée et assassinée. L'événement a dévasté Slug, qui lui consacre le morceau "That Night" sur cet album. Se demandant d'abord s'il a le droit d'écrire un tel titre, il exprime sa sympathie pour Marissa et ses proches, avant de s'attaquer à son meurtrier avec une rage vengeresse.
Ce titre, bien sûr, n'est pas le seul où Slug se livre. Alors que les rappeurs noirs, le plus souvent, célèbrent dans leurs paroles une vie plus ou moins fantasmée de réussite et d'aisance matérielle, comme pour conjurer un passé d'esclavage, de misère et de relégation, leurs confrères blancs, tout au contraire, aiment battre leur coulpe. Ils s'exposent sous un jour moins favorable. Plus terre-à-terre, ils parlent d'une vie morose, d'un quotidien trivial. Nous ne sommes plus dans la fantaisie, mais dans la triste, la bien triste réalité. Et même s'il a une portion de sang noir, Slug ne fait pas exception.
Le rappeur a l'ambition modeste, à en croire les leçons de vie de ce "Get Fly" soutenu par des chants gospel. Sur "Say Hey There" et "Smart Went Crazy", il règle ses comptes à la gent féminine. Il a des chagrins d'amour, et d'après "Pour Me Another", il les noie dans l'alcool. Des sentiments, Slug en a aussi pour sa famille sur l'un des titres les plus remarquables de l'album, ce "Little Man" où il écrit des lettres intimes à Jacob, à Craig et à Sean, soient son fils, son père et lui-même.
Ailleurs, c'est à la société que Slug s'en prend, et notamment au grand capital, l'industrie pharmaceutique par exemple sur "Panic Attack". Celui qui est à la tête de l'un des plus gros labels de rap indépendant exprime aussi sa rancœur envers l'industrie du divertissement, sur "Musical Chair".
La musique, c'est justement l'autre grand thème de Slug. Sur le rétro "Watch Out", il se fend d'un hommage aux idoles de son passé, LL Cool J, KRS-One et Big Daddy Kane en tête. Sur "Angelface", il évoque ces tournées doublées de rencontres féminines aux quatre coins des Etats-Unis. Il célèbre son métier et sa passion pour le rap sur l'introductif "The Arrival", non sans une dose d'autodérision :
Sorting through the bills, fan mail, and life threats
Wondering why the postman ain't delivered my wife yet
Je trie les factures, les lettres de fan et les menaces de mort
Me demandant pourquoi le facteur ne m'a pas encore livré ma femme
Car il y a de l'humour, au bout du compte. Mais il est sarcastique. Il est ironique. Il est noir même, sur "Panic Attack".
Rien de tout cela n'est alors vraiment neuf. C'est le registre habituel de Slug, ce sont des thèmes caractéristiques d'Atmosphere. Et pourtant, il y a une différence avec cet album.
La personnalité et le talent de son rappeur sont si manifestes, Slug est si visible dans cet underground dont il est l'un des rois, que parfois on oublie qu'Atmosphere est un duo. Souvent, les productions d'Ant ont été qualifiées de fonctionnelles, voire de grossières. Elles le sont ici aussi, des fois. Il y a des instants de boom bap planplan, dans cette musique qui n'a pas renoncé aux rythmes bondissants et aux scratches de la old school. Mais ailleurs, Ant se surpasse.
Parce qu'il est limité à treize titres, parce qu'il est bien agencé et que ses meilleures productions arrivent aux moments idoines, de l'entrée triomphale de "The Arrival" à la mélancolie du magnifique "Little Man", en passant par la boucle simple mais prenante du cryptique morceau-titre, l'ambiance piano-bar de "Pour Me Another" et le sample magnifié de Doris Duke sur "Smart Went Crazy", You Can't Imagine How Much Fun We're Having est particulièrement bien conçu. Atmosphere, certes, a sorti d'autres albums notables, mais celui-ci pourrait bien être le plus abouti du duo.
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