L'un est noir et provient de New-York, l'autre est blanc et il est de Californie. Néanmoins, ces deux hommes ont eu une carrière similaire. Nés à quelques mois l'un de l'autre, ils ont tous deux participé au rap des années 90, où ils ont évolué dans l'ombre des plus grands. Alors que le New-Yorkais a rejoint le Flipmode Squad de Busta Rhymes, l'autre a été un protégé de B-Real de Cypress Hill. Tous deux étaient alors des seconds couteaux, mais à force de travail et persévérance, ils sont devenus des références dans les décennies suivantes.
Alors que le rap partait dans de tout autres directions, tous deux ont su réinventer le boom bap de leurs jeunes années. Tous deux ont fait évoluer ses sonorités vers toujours plus de dépouillement, toujours moins de percussions. Ils sont parvenus à l'actualiser, ils l'ont fait vieillir comme un bon vin. Ils sont devenus les parrains d'un nouveau style prolifique. Et dans leur monde, ils sont des géants, des figures respectées pour leur intégrité artistique, dont chaque sortie est examinée avec soin par les esthètes et les connaisseurs.
Il était donc logique que Roc Marciano et The Alchemist finissent par œuvrer ensemble. Non plus pour quelques morceaux ici ou là (ça, ils l'ont fait dès 2012, sur le Reloaded de Marci), mais pour un album tout entier, un projet qui consacre d'autant plus leur statut qu'ils y invitent d'autres figures de cette école, Boldy James et Knowledge the Pirate, auxquels s'ajoute Action Bronson et, pour faire le lien avec le vieux rap, quelques mots inattendus du vétéran Ice-T.
Cette sortie se devait d'être un manifeste. Son titre, The Elephant Man's Bones, semble aller dans ce sens. Ce que nous proposent Roc Marciano et The Alchemist, c'est en effet le squelette du monstre hip-hop, c'est la structure de leur musique, sa substantifique moelle. Comme à leur habitude, leurs compositions sont taillée sur l'os. Leurs vignettes de 2-3 minutes ne retiennent que l'essentiel du vieux mafioso rap ou de l'antique hip-hop de pimp : des contes de drogue, de violence et de sexe rude, d'autant plus menaçants que le rappeur s'exprime sur un ton monocorde, avec des samples méconnaissables, avec des motifs de clavier minimalistes.
C'est si dépouillé que c'est davantage du spoken word que du rap, comme quand, sur "Deja Vu", la musique n'est plus qu'une atmosphère faite de sons bizarres, quand le texte se résume sur "The Elephant Man’s Bones" aux confessions d'un homme dans une ambiance piano-bar, ou quand les cris d'oiseaux marins occupent l'arrière-plan de "Think Big".
Cet album est un fantasme critique. En conséquence il est difficile de le juger sereinement. Son appréciation est parasitée par les attentes, et par le statut qu'ont aujourd'hui Al et Marci chez les puristes. Comme souvent, tout est trop rêche sur cet album, tout est trop sec et inhospitalier, mais certains de ses détours fascinent, comme "Daddy Kane" avec ses vieux synthés et l'appui d'Action Bronson, comme aussi cet acerbe "Bubble Bath" où, une fois n'est pas coutume, les percussions sont prééminentes. Il y aussi ce pesant "Zig Zag Zig" et sa dégoulinade de piano, et ce somptueux "Momma Love" où Marciano attribue son arrogance, son ambition et son immoralisme de bandit à l'amour démesuré de sa mère.
In fine, il n'est pas garanti que cet Elephant Man's Bones sorti au plus haut de la réputation des deux hommes, soit aussi un sommet de leurs carrières respectives. Mais ce qui est certain, c'est qu'il s'inscrit parfaitement bien dans deux discographies qu'il faudrait mieux appeler "des œuvres".
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