Aujourd'hui, 2001 est célébré comme l'autre classique indéniable de Dr. Dre. Il se trouve même certains pour le trouver supérieur à son monumental prédécesseur, The Chronic. Il a en tout cas rencontré un succès commercial encore plus phénoménal. Et auprès du public le plus large, qui le connaît souvent mieux que "Nuthin' but a "G" Thang", "Still D.R.E." est devenu le tube le plus emblématique du bon docteur. Bref, cet album, tout comme son auteur, tout comme d'autres gens qui figurent dessus, est devenu une légende. Tout cela, aujourd'hui, est inscrit en lettres d'or dans la grande histoire du hip-hop. Et pourtant, à l'origine, cela n'allait pas de soi.
D'abord, il a fallu du temps pour que ce deuxième album solo officiel sorte. Pas autant que le troisième, certes, mais sept années tout de même, au cours desquelles il a été maintes fois annoncé, au milieu de multiples péripéties qui ont vu Dr. Dre quitter Death Row, fonder péniblement son label Aftermath, sortir sur celui-ci une compilation mi-figue mi-raisin, ne pas convaincre outre-mesure avec le projet The Firm, et ne jamais se défaire de ses guerres picrocholines avec Suge Knight, lequel forcera cet album destiné à s'appeler The Chronic 2000 à opter pour un autre nom. Dr. Dre l'avouera lui-même, il aura construit ce disque comme une revanche, pour donner tort une fois pour toutes aux journalistes qui le prétendaient fini.
Même si, à sa sortie, la critique est rassurée, elle n'est pas toujours dithyrambique. Elle attaque souvent son auteur sous cet angle hors-sujet, la morale, en pointant du doigt son débordement insensé de sexe et de misogynie. Et il est vrai qu'en la matière, on est servis, tant Dr. Dre et ses acolytes se déchaînent : ils décrivent leurs aventures avec une épouse volage sur "Fuck", ils jouent aux maquereaux sur "Xxplosive", ils entretiennent une atmosphère de partouze sur "Let's Get High", ils la poussent à son paroxysme avec les cris de "Pause 4 Porno", le skit "Ed-Ucation" et le morceau "Housewife" nous disent en gros que toutes les filles sont des putes, et sur "What's The Difference", quelques mois avant le polémique "Kim", il est déjà question pour Eminem d'assassiner sa femme... Ils parlent de tout cela avec des excès tels que les mêmes critiques auraient dû avoir la puce à l'oreille, et comprendre que tout cela n'est que comédie.
Ces mêmes détracteurs, toutefois, sont bien obligés de reconnaître l'impeccable travail de production délivré par le maître, de louer ce déluge de beats évidents et addictifs. Il y a donc cet irrésistible "Still D.R.E.", le titre du comeback dans tout son éclat, son archétype, son idéal. Mais ce n'est pas le seul tour de force de l'album. Il y a aussi "Forgot about Dre" qui, sur un autre beat de fou, adopte avec éclat le même ton revanchard du vainqueur qu'on croyait mort, ainsi que "The Next Episode", qui évoque le bon vieux temps avec son beat sautillant et la présence aux avant-postes de Snoop Dogg et Nate Dogg. Même les titres qui ne sont pas des singles sont devenus des tubes, par exemple "What's The Difference", notoire par chez nous pour avoir samplé Charles Aznavour. Et ce qui ne gâche rien, c'est que tout l'album est agencé avec sens et logique, de ce "The Watcher" qui place Dr. Dre en pionnier et en observateur de la scène rap, à ce "The Message" final qui se concentre sur l'essentiel, la douleur causée par la perte d'un frère, en passant par l'hommage attendu à Los Angeles, "Some L.A. Niggaz".
C'est tout l'album, qui donne raison à son nom d'origine : quelques semaines avant cette échéance, il est une version de The Chronic modernisée pour l'an 2000. Il en reprend tous les éléments : des mélodies hédonistes magnifiée par la voix suave de Nate Dogg ("Xxplosive"), une musique riche, lascive et généreuse destinée à accueillir des propos abrupts et insolents sur l'argent, les flingues, la drogue, le meurtre, la criminalité, et donc le sexe, et illustrée par des vidéos où on le voit encore parader en low rider sous le soleil de Californie, avec moult bitches. Mais il l'étoffe, il la modernise. Il lui apporte une touche intemporelle avec l'usage toujours plus grand d'instruments organiques, cordes ou cuivres, joués par des musiciens de studio.
Pour revenir au premier plan, Dr. Dre s'appuie sur ses fondamentaux. Et pourtant, comme il l'a fait autrefois, il ouvre une nouvelle ère à lui tout seul. Enfin, à lui seul… Non, pas vraiment, car l'une des grandes caractéristiques de Dr. Dre, c'est de montrer une fois pour toutes qu'un grand disque de rap, c'est toujours une œuvre collective. Sur ce 2001 encore plus prodigue en collaborations que son prédécesseur, figurent quelques compagnons historiques tels que Snoop Dogg, Kurupt, Nate Dogg, et même ce bon vieux MC Ren. Il y aussi Xzibit, des rappeurs importants mais pas si connus comme King Tee, Kokane ou le Texan Devin the Dude, un héraut de l'underground comme Defari, une cohorte de gens qui ne feront pas réellement carrière tels que Hittman et la rappeuse Ms. Roq. Il y a enfin le nouveau protégé de Dr. Dre, un Eminem récemment starifié avec cet album The Slim Shady LP, qui a été un avant-goût du retour triomphal de l'ancien N.W.A. Même en ce qui concerne la production, ce dernier n'est pas tout seul : il partage le travail avec Mel-Man. Mieux : il ne figure même pas sur tous les morceaux.
Dr. Dre, on le sait depuis toujours, n'est pas un grand rappeur. Il s'appuie sur d'autres pour écrire ses textes (Nas, Jay-Z, Eminem, the D.O.C. et Royce da 5'9" contribuent parait-il à ceux-ci). Mais il est aussi, de moins en moins, un producteur. En vérité il est un curateur, un orchestrateur. Il est un réalisateur, qui assemble ses albums comme d'autres tournent un film, à grand renfort de personnel, qu'il s'agisse de stars ou de figurants. Il est le visionnaire qui organise un savant assemblage de sons et de talents, sans en être toujours l'auteur. L'emblématique "Still D.R.E.", par exemple, est en réalité un morceau de Scott Storch, le producteur proche des Roots voué à devenir l'un des architectes du son des années 2000.
Cette façon cinématographique d'enregistrer des albums, cette manière d'agencer des blockbusters rap surchargés de morceaux délivrés par l'industrie du divertissement après des années d'attente, et qui effacent les œuvres d'auteurs, deviennent une norme à sa suite. C'est le même procédé qu'emploieront les protégés successifs de Dr. Dre, 50 Cent, The Game et Kendrick Lamar, mais aussi Kanye West, un admirateur revendiqué de 2001 qui embarquera toujours plus de collaborateurs sur des albums sans cesse plus mégalomanes. Choisi au terme d'un concours de circonstance, le titre de ce disque sorti au XXème siècle s'est montré adéquat. C'est en 1999 en vérité, avec cet album du docteur, qu'est né le rap du nouveau millénaire.
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