Nul n'illustre aussi bien la provincialisation croissante du rap, à l'issue des années 90, que Nelly. Celui-ci, en effet, provient de St. Louis, autrement dit de nulle-part. Loin des deux côtes, en bordure du Midwest, pas tout à fait au sud, la ville n'a alors pas fait grand bruit sur la scène hip-hop. Mais tout à coup, en 2000, son rappeur explose avec une flopée de singles, à commencer par ce "Country Grammar (Hot...)" qui donnera son nom à un premier album écoulé à plusieurs millions d'exemplaires. Ici, Nelly représente fièrement sa provenance. Il invite plusieurs fois l'acteur Cedric the Entertainer, fringant ressortissant de l'Etat du Missouri, à s'exprimer par téléphone. Il parsème ses paroles d'argot et de références locales. Il pose devant la Gateway Arch, le monument emblématique de la ville. Et d'emblée, sur le titre "St. Louie", c'est elle que le rappeur dépeint, ce sont de ses rues et de ses quartiers dont il parle.
Toutefois, c'est un St. Louis particulier qu'il dépeint. C'est la face sombre d'une ville qui est alors l'une des plus dangereuses des Etats-Unis. C'est son ghetto, un endroit dominé par les armes, la drogue et le désœuvrement. C'est, sur "Utha Side", un lieu où des mères célibataires sont contraintes à la prostitution et où les enfants quittent l'école pour traîner avec les gangs. En bon rappeur, Nelly représente son quartier. Il relate aussi son parcours de dealer de drogue sur "Greed, Hate, Envy", tout en pointant du doigt les préjugés raciaux de la police. Avec le renfort de The Teamsters, il se fait menaçant sur "Never Let ’Em C U Sweat". Et sur le posse cut "Steal The Show", lui et sa bande parlent de cash, de proxénétisme et de vol avec arme.
L'univers est violent et criminel. Cependant, la formule musicale est toute autre. Celle-ci, en effet, est un rap enjôleur paramétré pour le succès, qui mêle au son bondissant de la Louisiane (le jeune Lil Wayne, alors moins connu que son hôte, est ici le seul invité de marque), un rap chantonné, comparable à celui d'autres représentants notoires du Midwest, Bone Thugs-N-Harmony. C'est un hip-hop enjoué qui aspire à la réussite matérielle, un rap bling-bling, pour parler comme à l'époque, celui d'un homme qui cite Donald Trump comme modèle ( il fut un temps, bien avant ses liaisons dangereuses avec l'alt-right, où le futur président était un modèle de réussite pour de nombreux rappeurs), parce que Nelly aussi a dû batailler.
Cornell Haines, en effet, ne s'est pas fait en un jour. En 2000, il rappe depuis un moment, déjà. Il a 25 ans, un âge très avancé pour réussir une carrière dans le rap. C'est dès le lycée, en 1993, qu'il a formé le groupe St. Lunatics, avec Ali, Murphy Lee, Kyjuan, Slo'Down et City Spud, et qu'ils ont commencé à se faire connaître localement avec le single "Gimme What Ya Got". Puis toute la bande s'est dit qu'il serait plus audacieux de pousser ses pions en solo, visant juste, puisque Nelly les entrainera tous chez Universal lorsqu'il connaîtra le succès. Celui-ci, cependant, n'a pas été tout de suite garanti. Bien qu'ils l'aient signé sur la foi d'une démo, les gens de la major sont restés sceptiques. Pour les convaincre, il faudra le triomphe de "Country Grammar (Hot...)", puis celui des trois autres morceaux "Ride Wit Me", "E.I." et "Batter Up".
Ces quatre titres forment l'ossature de l'album. "Country Grammar (Hot Shit)" est le titre manifeste de Nelly. Il tire tous les bénéfices d'un refrain entêtant qui, bien que parlant d'armes à feu dans la version originale (censurée sur le single), est celui d'une célèbre comptine pour enfants. "Batter Up", un titre collectif des St. Lunatics, use du même artifice, recyclant quant à lui le thème de la série The Jeffersons. "Ride wit Me" est un hymne hédoniste très pop, magnifié par une jolie guitare acoustique et par le couplet de City Spud, en prison au moment où le single rencontre le succès. Quant à "E.I.", il s'agit une ode extatique au sexe, notamment oral.
Country Grammar, cependant, a bien d'autres grands moments, avec entre autres l'ode à la weed de "Wrap Sumden", cet autre passage licencieux qu'est "Thicky Thick Girl", avec Ali et Murphy Lee, deux autres St. Lunatics, ainsi que l'hommage à ses proches, sa mère en tête, de ce doux "Luven Me" qui sample le " Don’t Stop (Ever Loving Me)" de One Way et Al Hudson. Il est relativement homogène, compte-tenu du travail quasiment exclusif de Jason "Jay E" Epperson à la production, permettant à Nelly, et avec lui à tout St. Louis, de faire directement, à l'aube d'un nouveau siècle, une entrée fracassante dans le monde du rap le plus grand public.
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