Au début des années 90, alors qu'il est encore disquaire, Percy Miller constate un décalage entre l'offre de rap de l'industrie du divertissement, et ce qu'attend le public de base, celui qui fréquente les rayons de son magasin : à savoir du gros gangsta rap qui tache. Ce constat, c'est notoire, est le point de départ de l'incroyable épopée de No Limit Records, et plus globalement, de celle du futur entrepreneur. Quelques années plus tard, en 1997, alors qu'il est de retour dans sa Louisiane natale et qu'il sort son album de référence, Master P montre qu'il en a tiré la leçon. Celui-ci, en effet, s'intitule Ghetto Dope, et la pochette met en scène un accroc au crack en train de fumer sa substance. En tout cas, jusqu'à ce que, par autocensure, il ne soit renommé Ghetto D et que l'illustration ne soit dénaturée, ne montrant plus qu'un nuage de fumée, formé d'un assemblage hideux de tous les disques sortis par son label à succès.
C'est qu'il est un gros bazar, cet album. Certains alors, outrés, s'échinent à le dénigrer, et avec lui l'ensemble des sorties No Limit. Et il faut bien admettre qu'ils ont des arguments. Tout d'abord, Ghetto D est bien trop long, Master P ayant maximisé la durée de 80 minutes disponible sur CD, au point d'en rendre l'écoute proprement éreintante. Il ne ressemble même pas à un album, mais plutôt à une compilation. Pensant promotion avant de penser musique, le rappeur et entrepreneur surcharge ses morceaux d'invités, de manière privilégiée les autres membres de son label, au premier rang desquels ses propres frères, C-Murder et Silkk the Shocker. Et puis, bien sûr, il y a les thèmes usés jusqu'à la corde, abordés plus que jamais sur le mode du cliché : l'argent, la weed, le deal de drogue, la dure survie dans le monde sans pitié du ghetto, les gangsters patibulaires, les ennemis qui veulent votre perte, le sexe et les femmes.
En homme d'affaire avisé, Master P a repéré tout ce qui marchait dans le hip-hop, il en a retenu toutes les formules et tous les sons, il en a noté toutes les routines et tous les passages obligés, et il les recycle. En moins bien, quelque part, mais en très bien quand même. Témoin "I Miss My Homies", un hommage aux amis morts qui sonne creux (bien qu'inspiré par de vrais deuils, notamment celui de son frère Kevin), et qui pourtant est l'un des deux singles à succès issus de l'album. Témoin aussi "Captain Kirk", cette version rénovée de "Captain Save a Hoe", où Master P va jusqu'à imiter le flow si particulier d'E-40, et où l'officier en question, ce dindon de la farce exploité par la première mère célibataire venue, devient le héros de Star Trek. Et l'ombre de 2Pac plane, quand Master P joue au thug sensible et au gangster en peine, sur "Missing You", "Goin’ Through Some Thangs" et "Only Time Will Tell", ou quand il s'approprie ses phases (le "they should ’ve killed me as a baby" de "Lord Knows", devenu "she shoulda killed me when I was a baby" sur "Come and Get Some"). Master P fait flèche de tout bois, s'évadant même du hip-hop quand il réinvente le "Rumors" de Timex Social Club sur "Stop Hatin'", pour en faire un titre cramé à l'encontre des "haters", ou quand il s'approprie la mélodie du "Missing You" de Diana Ross sur "Gangstas Need Love", ou celle du "Brandy" des O'Jays sur "I Miss My Homies".
C'est à partir de là, quand ils critiquent ces pillages et ces stéréotypes, quand ils y voient des copies dégradées de leurs idoles, que les mauvaises langues commencent à avoir tort. Car c'est faire peu de cas de l'humour qui se dégage de tout cela. Il faut quand même une sacrée dose d'esprit potache, en effet, pour transformer le fameux "making 'em clap to this" du "Eric B. Is President" d'Eric B & Rakim, en "make crack like this". Critiquer ces détournements, se plaindre du vide des propos, c'est tout comprendre de travers. C'est assigner au hip-hop une mission, un discours, une éthique qui, au fond, lui ont souvent été imposés de l'extérieur. Master P, lui, fort de son expérience dans la drogue, traite du rap comme d'un business. Il n'est pas là pour satisfaire son égo d'artiste ou pour exalter son génie créateur, mais pour faire de l'argent. Son rôle, c'est de contenter le consommateur en lui donnant sa dose. Et celle-ci, souvent, est forte, comme quand survient la voix rauque et survoltée de Mystikal, le plus possédé des artistes No Limit, ou le timbre de matrone de Mia X, cette mère maquerelle qui en remontre aux hommes.
Critiquer Master P, c'est surtout ne pas comprendre l'événement majeur qui se déroule sous ses yeux, avec le succès du single "Make 'Em Say Uhh!" et l'irruption de l'album en première place du Billboard : l'avènement définitif du Sud. Et pas n'importe lequel : pas celui d'Outkast et de Goodie Mob qui, arty et sophistiqué, peut encore satisfaire les esthètes et les intellectuels du Nord. Non, avec lui c'est le vrai Sud. Quelques années avant Ghetto D, un autre album de Master P, The Ghettos Tryin to Kill Me! a été un succès underground. Certains, purs et durs, considèrent même qu'il est l'œuvre majeure véritable de Percy Miller. Cependant, il était encore très marqué par ses influences californiennes. Alors qu'à présent, réinstallé chez lui, à La Nouvelle-Orléans, entouré par tout son clan, Master P se pare des couleurs locales.
Entrainant, bondissant, avec ce son "bounce" qui, lui, est incontestablement du cru, et qui le différencie du rap plus sombre et peu dansant des aires plus établies de la culture hip-hop, cet album de Master P représente sa ville. Avec le conclusif "Bourbans & Lacs", sur un sample de Marvin Gaye, un hymne à la voiture de type texan doublé d'un hommage à DJ Screw, Bun B et Pimp C, alors moins connus que lui à l'échelle nationale, il s'enracine dans le terroir sudiste. En ne respectant rien, comme quand il évoque les cadavres encore tout chaud de 2Pac et de Biggie pour parler de ses armes, sur "Let's Get 'Em", en poussant le gangsta rap à son paroxysme, comme sur le morceau-titre, qui explique par le menu comment cuisiner du crack, en le rendant proprement absurde et en parsemant tout cela d'onomatopées, ses fameux "Uuhhh!", il annonce vingt ans au moins de musique rap à venir. Oui cet album est inégal, brinquebalant, interminable et bien trop chargé. Néanmoins avec Ghetto D, comme avec toutes les autres productions No Limit, Master P montre la voie. Master P est le futur.
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