J. Cole a souvent été comparé à Kendrick Lamar, et cela à raison. Outre la rumeur vieille et persistante selon laquelle les deux hommes prépareraient un projet en commun, ils occupent aujourd'hui une fonction similaire dans le paysage de la musique grand public : celle de normalisateur du rap, celle de successeur désigné pour une génération vieillissante soucieuse de minimiser son passé sulfureux et d'asseoir une bonne fois pour toutes sa légitimité. Tandis que le Californien commet l'exploit de se poser en héritier du gangsta rap tout en délivrant son exact contraire, du hip-hop "conscient", Jermaine Cole est quant à lui un protégé de Jay-Z qui promeut tout l'inverse de son hip-hop de nouveau riche, comme il l'a montré sur 2014 Forest Hills Drive, un troisième album sans invité régulièrement présenté comme sa grande œuvre.
En effet, sur cet album concept à caractère biographique (son titre est l'adresse de sa maison de jeunesse, son premier vrai morceau donne sa date de naissance), le rappeur se présente comme un homme normal. Tout comme l'autre, ce garçon diplômé et issu de la classe moyenne de Caroline du Nord est un "good kid in a mad city", un gentil gosse dans une ville de dingue, qui fait de la musique avec le soin du premier de la classe, avec l'application du fayot. Il y a bien ici ou là quelques épisodes de délinquance (la tentation du deal sur "03' Adolescence", des vols avec arme sur "A Tale of 2 Citiez"), mais ils sont mis en regard des conditions sociales, et ils semblent toujours ou presque avoir une échappatoire. Bref, on est bien loin du rap de mafieux par lequel avait débuté le prestigieux mentor de J. Cole, près de vingt ans plus tôt.
Pas de démesure ici. Pas de fantasmes sexuels, mais à la place "Wet Dreamz", un récit sur la toute première fois de J. Cole, où il confesse son anxiété avant cette relation sexuelle, avant de comprendre qu'elle était partagée par sa partenaire, vierge elle aussi. Pas de fanfaronnades, mais à l'inverse la description d'une jeunesse marquée par la timidité et le manque de confiance sur "03' Adolescence". Peu de bravades, mais au contraire une posture très morale, comme le montre l'histoire que cet album nous raconte : celle d'un adolescent ambitieux, soucieux de réussir dans le rap, mais qui, une fois arrivé au sommet, découvre que le bonheur (le grand thème au cœur de 2014 Forest Hills Drive) ne s'obtient qu'en restant attaché aux siens (la leçon de "Hello" et "Apparently") et en étant fidèle à soi-même (celle de "Love Yourz").
Il y a de la posture, de la fausse modestie et de la tartufferie chez J. Cole. Il est facile, en effet, de cracher sur le succès et de prétendre que seule compte l'estime de soi, quand chacun de ses albums a été numéro 1 aux Etats-Unis. Il est commode de jouer la carte de la sincérité, quand tout en vérité est calculé. Cet album est sorti sans promotion, une "listening session" mise à part, mais cela est en elle-même une démarche promotionnelle. Il est présenté comme un disque éminemment personnel, et pour cela dénué de toute contribution (il sera le premier album rap numéro 1 à l'être, depuis des décennies), mais cela fait également partie, évidemment, du pitch marketing. Il est soi-disant dénué de singles, mais la moitié des morceaux ont fait l'objet d'une vidéo, et il est évident qu'il est lui-même un blockbuster.
C'est un rap trop sage. Un rap trop poli, comme le montre la litanie pénible et inutile de remerciements sur "Note to Self", le titre conclusif. Un rap aussi, trop conscient de son histoire, trop respectueux de ses prédécesseurs, comme quand, sur "January 28th", J. Cole cite coup sur coup Rakim, LL Cool J, Big Daddy Kane, Slick Rick, suivi par ses contemporains Drake et Kendrick, comme encore, sur "Fire Squad", quand il aspire à marcher dans les pas d'Ice Cube, Ice-T, 2 Live Crew ou Lil Wayne. Dans le même ordre d'idée, la fidélité au passé, J. Cole critique sur "Fire Squad", l'appropriation de la culture hip-hop par les Blancs, dégommant tour à tour Justin Timberlake, Eminem, Macklemore et Iggy Azalea. Ce qu'il omet de dire, cependant (outre le fait qu'il est lui-même à moitié blanc), c'est qu'il le dénature encore plus que tout autre, cet art de rue brut et spontané, ce style irrévérencieux, cette musique de l'égo et de l'instant.
Cet album est comme l'enfer, il est pavé de bonnes intentions. Et pourtant, il est loin d'être mauvais. On n'est pas, comme J. Cole, régulièrement numéro 1 sans raison. Il a pour atout, entre autres, plus de simplicité et moins de prétentions esthétisantes qu'on en trouve chez Kendrick. La joliesse, la douceur, la musique organique et les chants qu'il apporte à son rap, profitent à plusieurs morceaux. Les paroles ont beau être embarrassantes, "Wet Dreamz" est un joli morceau suave. Sublimé par une batterie lourde, le sample du groupe chilien Aguaturbia fait son effet sur "Fire Squad". Le single "No Role Modelz", à propos d'une jeunesse en manque de modèles, a un refrain entêtant inspiré par le "Don't Save Her" de Project Pat. Et "St. Tropez", où la ville azuréenne fait office de métaphore du succès, a une instrumentation riche et somptueuse, comme seule une sortie grand public peut en bénéficier. Belle et inoffensive, la musique de J. Cole est l'épitome de son époque, celle d'un rap tout public et respectabilisé.
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