Ils étaient rudes, les romans d'Iceberg Slim. Rudes dans les textes, émaillés d'un argot du ghetto si épais qu'aux Etats-Unis, ses livres ont été édités avec un lexique. Rudes aussi dans l'action, qui débordait de sexe, d'arnaques et de violence perpétrée par des malfrats sans vergogne, faisant preuve de l'indifférence froide qui valut à Robert Beck, du temps où il était un proxénète, son surnom d'Iceberg. Cependant, il ne s'agissait pas encore de glorification. Nous n'en étions pas là. L'auteur, au contraire, adoptait le ton neutre du reportage, exposant sans chichi le quotidien des milieux les plus louches de la société afro-américaine, racontant la vie de ses arnaqueurs ou de ses maquereaux. Il y avait même un vernis moral dans ses récits, puisque tous ces gens finissaient généralement mal, payant les conséquences de leurs actes.
Avec Tracy Marrow, c'est exactement pareil. On sait tout ce qu'Ice-T doit à l'écrivain. Son rap, en effet, est la convergence de trois influences : sa propre expérience criminelle, la découverte, avec le "P.S.K. What Does It Mean?" de Schoolly D, que le gangstérisme pouvait être un thème du rap, et enfin la prose d'Iceberg Slim, qu'il a autrefois connue par cœur, et à laquelle il doit son nom. A la fin des années 80, le rappeur a déjà atteint la trentaine, et c'est bel et bien cette littérature, celle de la décennie précédente, celle de sa jeunesse, qu'il met en musique. Son second opus et premier grand album le prouve, un Power plus abouti que son prédécesseur Rhyme Pays. Et pas seulement parce que tout un titre, "Soul on Ice", bien que nommé d'après le célèbre livre du Black Panther Eldridge Cleaver, est en réalité un hommage à Iceberg Slim.
Comme chez ce dernier, les histoires de bandit d'Ice-T sont des contes de rue édifiants. Tel est le cas du titre "Drama", excellent avec sa musique qui confine à la techno, et dont le héros fier et violent termine sa course folle sur la chaise électrique. Le style du rappeur est essentiellement descriptif, comme sur "High Rollers", un portrait très détaillé de malfaiteurs qu'il dit brosser sans donner de jugement. Sa posture peut même se montrer morale, comme quand, sur "I'm Your Pusher", un Ice-T qui a toujours privilégié un style de vie sobre invite à remplacer la drogue par la musique pour mieux s'envoyer en l'air. Même démarche encore sur "Grand Larceny", où le cambriolage dont il parle est parfaitement légal, s'agissant en vérité de son concert. Le rappeur dépeint le gangstérisme, mais il s'en distancie aussi. Il le fait d'entrée, sur l'égo-trip de "Power", quand il précise qu'il a laissé derrière lui son passé criminel.
Mas le plus émoustillant chez lui, ce ne sont pas ses allures de prêcheur. Ce n'est pas non plus la musique qui, si elle profite du travail du producteur Afrika Islam, est totalement dans l'air du temps avec ses rythmes secs et soutenus, les scratches endiablés du posse cut "The Syndicate", ses samples de James Bown, Curtis Mayfield, War, Parliament et la virée dans le gros rock de "Personal". Ce qui marque le plus les esprits, c'est au contraire son aspect brutal et pervers, annoncé par cette introduction où un quidam en descend un autre pour s'emparer du dernier disque du rappeur. Ce sont ses allures d'homme fier qui, sur "Power", disserte sur les armes de la puissance : sa bande, et le sexe des femmes. C'est son invitation à rester insolent et à ne pas plier sous la censure, sur "Radio Suckers". Ce sont les pensées lubriques de "Girls L.G.B.N.A.F." ("Let's Get Butt Naked And Fuck"). C'est son portrait d'un ghetto soumis à tous les vices.
Ice-T est un homme du passé, mais il n'en a pas moins annoncé le futur. Il est celui qui a implanté le gangsta rap en Californie (et de ce fait l'un des premiers à voir son disque orné d'un sticker annonçant ses propos explicites). Il lance ici l'un des premiers grands beefs du hip-hop, s'en prenant on ne sait trop pourquoi à LL Cool J, sur les morceaux "I'm Your Pusher" et "The Syndicate". Et avec la pochette de Power, l'une des plus mémorables de l'histoire du rap, sa compagne d'alors Darlene Ortiz annonce dix ans avant la posture des futures rappeuses, certes sexy, offrant leur nudité aux regards libidineux des hommes, mais en même temps orgueilleuses et intimidantes. Pour passer au rap d'après, il suffira de se débarrasser de cette prose d'auteur de polar et de ce vernis moralisateur qui, ni chez Iceberg Slim, ni chez Ice-T, n'ont été ce qui a le plus fasciné les gens, et de se délecter de leur fort parfum de scandale.
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