C'est peut-être difficile à croire aujourd'hui, mais le vieux monsieur connu aujourd'hui sous le nom de Sir Elton John, notoire pour ses ballades mielleuses, ses mélodies au patchouli et son sentimentalisme en toc, a été vu autrefois comme l'avenir du rock. Proche de John Lennon, adoubé par toute l'aristocratie musicale de son temps, le chanteur, compositeur et interprète a été l'une des plus grandes stars des années 70. Il s'est positionné alors comme l'héritier naturel des Beatles, et il s'est nourri de tout ce qui a agité son époque avec ses ballades soft rock, avec aussi ses virées dans la soul, dans le rock progressif, et même dans le disco.
Certes, il faut mettre à son crédit une poignée de grandes chansons sur ses albums de jeunesse. Mais en vérité, plutôt qu'annoncer le futur, Elton John a représenté tout autre chose : la normalisation du rock, sa transformation en musique tout public, cet affadissement qui succède toujours à la popularité, cette mollesse qui accompagne la vieillesse.
A l'ère du rap, Elton John s'appelle Drake. On retrouve chez le Canadien tous les attributs de l'Anglais. Tout d'abord, la cooptation des plus grands, celle de Jay-Z, de Kanye West, et bien sûr de Lil Wayne, dont il a été un protégé. Très vite, avant même que le single "Best I Ever Hard" ne lui apporte un avant-goût de son succès colossal, il a navigué au sein de l'intelligentsia musicale, côtoyant sur leurs singles des gens aussi divers que Mary J. Blige, Eminem et Young Jeezy.
Il y a ensuite son côté attrape-tout, sa propension à capter tout ce qui passe sur son chemin, sa capacité à intégrer à son rap des influences R&B, tout autant qu'indie rock. Et enfin, sans la trahir tout à fait, il y a la façon dont il a changé une musique scandaleuse et extravertie en de longs moments intimes entonnées dans la confidence, au coin du feu.
Cette formule, elle-même dérivée du Kanye West de 808s & Heartbreak, Drake l'a peaufinée sur son deuxième album, celui qui, le plus souvent, est considéré comme son œuvre majeure. Le premier, Thank Me Later, malgré son succès déjà considérable, a été enregistré trop vite à son goût. Aussi a-t-il pris son temps et appliqué plus de soin à la conception du suivant, intitulé Take Care pour cette raison même.
Du côté des invités, c'est toujours du lourd, avec Rihanna, Lil Wayne, Rick Ross, Nicki Minaj, André 3000 et le nouveau chouchou de l'industrie Kendrick Lamar. Même Stevie Wonder est venu souffler quelques notes d'harmonica sur "Doing It Wrong". A ceux-là s'ajoutent Jamie xx pour la touche indie pop et électronique, ainsi que des compatriotes de Drake, ses producteurs Noah "40" Shebib, T-Minus et Boi-1da, ce bon vieux Chilly Gonzales sur deux titres, et surtout un certain Abel Tesfaye, alias The Weeknd, qui connaîtra une carrière aussi stratosphérique que la sienne.
Cependant, en dépit de cette armée mexicaine, Take Care manifeste une plus grande unité de production que "Thank Me Later". Noah "40" Shebib s'arroge cette fois la part du lion, et avec lui, la musique se fait plus atmosphérique et contemplative, se réduisant souvent à un tempo lent, aux notes parcimonieuses d'un piano ou d'un synthétiseur, tournant au piano bar sur "Look What You’ve Done", tandis que Drake s'adonne encore plus à ses chants doucereux.
Ne rompant sa léthargie que quand Just Blaze vient asséner "Lord Knows" d'un gospel bruyant et Rick Ross le compléter de sa voix de gros ours fier, Drake débarrasse le hip-hop de ce rythme proéminent et omniprésent que, à ses tout débuts, un grand public reprochait souvent à cette musique.
Le Canadien prend le rap à contrepied, il en inverse les termes. Autrefois, sur "99 Problems", Jay-Z prétendait que, malgré la multitude de ses soucis, aucun n'était lié à une histoire de fille, des propos que bien d'autres rappeurs corroboreraient à sa suite. Mais chez Drake, dix ans plus tard, il semble bien que tout, au contraire, se résume à cela.
Son seul souci, ce sont les femmes. Il peut jouer au garçon sensible et prévenant, à l'âme perdue à la conquête de l'être cher, ou à l'inverse au goujat jouisseur et revanchard, parfois sur un seul titre ("Shot For Me"). Mais au bout du compte, il ne parle que d'une chose : ses relations complexes avec ses femmes, qu'elles soient des ex ou l'objet de sa convoitise.
De telles préoccupations sont rares dans le rap, mais elles sont vieilles comme le monde. Elles ont été traitées maintes fois, comme le montre l'histoire du titre "Take Care". Ce dernier actualise sur un mode dance / house, avec Rihanna, l'idée du standard de Bobby Bland "I'll Take Care Of You", repris par Van Morrison, Etta James, Mark Lanegan, ainsi que Gil Scott-Heron, et dont la version remixée par Jamie xx sert de base à celle de Drake. Comme sur ces déclinaisons précédentes, il est question d'être toujours là pour son ex.
Le Canadien, en effet, investit le thème central de la musique la plus grand public : les amours difficiles, les ruptures douloureuses. Il les déclame comme un garçon que la richesse ne rend pas heureux, comme l'indique cette pochette grotesque, avec son Drake tout triste perdu dans un cadre luxueux. A l'inverse de The Weeknd, qui injecte le thème de la drogue habituel au rap dans le répertoire R&B, lui s'approprie les romances et les interrogations de la variété.
Et pourtant, la base de l'art de Drake est bel et bien celle du hip-hop. Si ce n'était pas le cas, les filles qu'il convoiterait seraient-elles si souvent des stripteaseuses ? Samplerait-il Juvenile sur "Practice", E.S.G sur "HYFR (Hell Ya Fucking Right)" et DJ Screw sur "Over My Dead Body" ? Citerait-il Mac Dre sur le même titre ? S'y inquiéterait-il de ce que les backpackers pensent de lui ? Paierait-il hommage à UGK sur "Under Ground Kings"? D'ailleurs, on l'entend rapper pour de bon sur ce dernier, tout autant que sur "We’ll Be Fine" et "Lord Knows", des morceaux tape-à-l'œil délivrés avec des spécialistes du genre, Birdman et Rick Ross.
Les vantardises et le narcissisme du rap demeurent, ils sont au centre des textes du Canadien. Ses problèmes avec les femmes, il les considère à l'aune de sa richesse et de sa réussite, qu'il présente comme éclatantes. A Drake la victime de ses sentiments, répond le branleur imbu de son succès.
Le Canadien n'est pas étranger au rap. Cependant, pour le meilleur et pour le pire, il le vend, dans tous les sens du terme. En se séparant de ses atours machos, en s'adonnant à la sensiblerie, il le rend tout public, et il en tire des millions.
Cet album, en effet, comme le précédent, comme à peu près tous les autres ensuite, sera numéro un. Ce garçon qui n'est pas tout à fait américain, pas tout à fait noir et pas tout à fait un rappeur, réunit les mondes. Et parfois, si l'on s'accommode de ses moments soporifiques et de sa voix de canard plaintif, il le fait bien. A coup sûr, on entendra une chanson de Take Care à l'enterrement de la prochaine Lady Di.
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