Toujours se méfier des Freshmen du magazine XXL. Toujours. Certains, parfois, sont de vraies sensations, qui ont reçu l'approbation de la rue, ou tout du moins celle d'une solide base de fans. Ce sont des gens déjà incontournables, que les médias, sur le tard, se doivent de coopter. C'est ainsi, au fil du temps, qu'on a vu Lil Boosie, Freddie Gibbs, Future, Chief Keef ou Kodak Black rejoindre cette sélection, alors qu'en réalité ils avaient déjà fait leur trou. Mais d'autres sont plutôt des paris. Ils sont ceux auxquels croit l'industrie de la musique, ceux qu'elle souhaite développer et sur lesquels elle croit bon d'investir. Dans le cas de Chika, par exemple, il n'est pas anodin que, quelques mois avant d'intégrer la liste du magazine, la jeune femme de Montgomery, Alabama, ait été signée chez Warner. Il n'est pas fortuit de la voir jouer dans des films de super-héros (Project Power) et annoncée auprès de ce bon vieux Snoop Dogg.
Il n'est pas non plus neutre que Jane Chika Oranika, de son vrai nom, se conforme aux exigences morales de notre temps. Celles, saines, qui proclament le droit à la différence. Comme d'autres rappeuses de sa génération, par exemple Cupcakke et Lizzo, cette jeune femme en surpoids est devenue une égérie de la "body positivity", jusqu'à défiler pour la marque Calvin Klein. Elle est aussi ouvertement bisexuelle, et elle a transformé autrefois le tube d'Ed Sheeran "Shape of You" en un hymne LGBT. Elle s'est accaparée "Jesus Walk" de Kanye West, pour mieux s'en prendre aux errances pro-Trump de son auteur. Elle est active au sein du mouvement "Black Lives Matter", jusqu'à se faire arrêter dans une manifestation, alors qu'elle protestait contre la mort de George Floyd. Et paraît-il, Obama serait un de ses fans.
Nous avons affaire là à quelqu'un qui veut être entendu ("j'espère que cette musique vous fera réfléchir" dit-elle en introduction de sa première sortie officielle, Industry Games), quelqu'un aussi qui cherche à faire œuvre, et qui ne se contente pas de la fugacité des réseaux sociaux. Nous avons là une personne qui se méfie de l'industrie du disque (tel est le sens du morceau qui donne son titre au EP), bien qu'elle soit, ironiquement, et comme souvent en de tels cas, l'une de ses protégés. Et donc, disions-nous, il faut se méfier de tels artistes. Avec eux, la circonspection s'impose. Ce que l'on vante chez eux, c'est souvent la morale, la posture, le rôle de modèle qu'on voudrait les voir jouer. C'est ce qu'ils représentent, plutôt que la réalité du talent, lequel n'échoit pas toujours (voire rarement) aux personnes les plus respectables.
Industry Games, cependant, s'avère une sortie solide. La rappeuse, en vérité, s'y préoccupe moins de la marche du monde que d'elle-même, que de son parcours dans le rap, de ses doutes et de ses insécurités, des faux-semblants de l'amour. Cet EP révèle aussi une rappeuse habile avec les mots. Chika fait preuve de dextérité verbale, qu'elle déploie sur une large palette, jusqu'aux chants d'inspiration gospel du joli "Songs about You". Et l'accompagnement est souvent inventif, qu'il soit fait de trap music, comme sur "Industry Games", ou de samples soul et d'une imprévisibilité qui, curieusement, rappellent souvent ce Kanye West auquel elle s'est autrefois attaquée. A la romance banale de "On My Way", répondent les voix qui habillent le propos sur "Balencies", et l'expérimental et néanmoins accrocheur "Designer", deux titres qui, parmi d'autres, démontrent que Chika est bien plus qu'un symbole ou un discours.
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