Un album de rap aux horizons larges, embrassant d'un seul coup boucles boom bap, sirènes g-funk et rythmiques trap, mais aussi bien d'autres choses telles que la pop, le rock, de la soul classieuse, du vieux R&B avec un falsetto d'époque, et même du gospel et une pointe de reggae. Une œuvre bigarrée, pleine de détours et d'imprévus, où la créativité est reine et où s'expriment une palanquée d'interprètes, chacun doté d'une personnalité, d'une voix et d'un registre propres. Une sortie où les fanfaronnades habituelles laissent la place aux pensées de jeunes gens qui prétendent représenter la jeunesse américaine d'aujourd'hui. Et une parenté assumée avec Kanye West, comme le rappelle cette pochette conceptuelle qui représente, comme avec Yeezus, un bête boîtier de CD. Pas de doute, derrière ce titre abscons, Roadrunner - New Light, New Machine, se cache bel et bien une nouvelle livraison de Brockhampton.
Et pourtant, le groupe nous revient changé. Après une longue période de silence, peu ou prou celle de la pandémie, leur leader Kevin Abstract explique à The Guardian qu'il en a assez de l'étiquette de boys band revendiquée à l'origine, et il dit sur Twitter que cet album devrait être l'avant-dernier. Ce n'est plus tout à fait le Brockhampton d'autrefois, celui qui se voulait autosuffisant, comme le confirme cette présence inédite d'invités de marque. Le collectif convie Danny Brown, JPEGMAFIA, A$AP Rocky et A$AP Ferg, ainsi que Chad Hugo à la production de “When I Ball”. Et comme il est bien plus qu'un bête groupe de rap, on y trouve aussi, en plus de leur associé habituel Ryan Beaty, Shawn Mendes, et même Charlie Wilson.
Toutes proportions gardées, Roadrunner est peut-être le plus normal des albums hautement anormaux de Brockhampton. En dépit de son éclectisme radical, des lignes de force traversent cette sortie. Leurs racines rap, tout d'abord, y sont plus apparentes que jamais, comme ils en témoignent sur "Chain On", en usant d'un sample du Wu-Tang Clan (et pas n'importe lequel, un qui vient de "C.R.E.A.M" s'il vous plaît), sur "Buzzcut", quand l'invité Danny Brown reprend les paroles de Nas, sur "The Light, part II", où Jeezy est cité, ou sur "Windows", quand Merlyn Wood rend un bref hommage à Phife Dawg. Ce dernier morceau, le seul qui compte à la fois tous les rappeurs du groupe, est aussi un bon vieux posse cut à l'ancienne, et il est particulièrement réussi. Et sur le très bon "Bankroll", avec leurs nouveaux compères de l'A$AP Mob, s'inscrivant dans les pas de Diddy, ils se livrent à cette autre vieille routine du rap qu'est l'hymne à l'argent.
On trouve aussi sur Roadrunner, très visibles, un certain nombre de commentaires tournant autour des inégalités raciales. Sur "Buzzcut", Kevin Abstract laisse entendre que la célébrité ne l'empêchera pas, lui, un homme noir, de se retrouver en prison, la justice ayant déjà condamné son cousin pour des broutilles. Sur "The Light, Part II", il fait allusion au délit de faciès, disant qu'ils seront plus tranquilles si c'est son compagnon blanc qui conduit la voiture. Sur "Chain On", Dom McLennon parle de la libération jamais achevée des Afro-Américains. Et sur "When I Ball", il évoque ses oncles emprisonnés et le destin similaire qui lui pend au nez. Enfin, le détonant "Don't Shoot Up The Party" parle en vrac de racisme, de violence et d'homophobie.
Par ailleurs, un sentiment revient ici : la mélancolie. Roadrunner, effectivement, est un album chargé émotionnellement. Quelquefois, il s'agit de simples peines de cœur, comme sur "Old News" et ce joli "What's The Occasion", quelque part entre indie et rock à la Beatles. Ou encore, sur le doux-amer "When I Ball", Dom McLennon et Matt Champion évoquent avec nostalgie une enfance en famille pourtant difficile. Mais d'autres fois, cela devient plus lourd, notamment sur le morceau central de l'album, celui qui lui donne son titre, ce "The Light" où, tandis que Kevin Abstract revient sur un vieux thème, le rejet par sa mère de son homosexualité, Joba se confie sur un épisode traumatisant de sa vie : le suicide de son père. A cette première partie appuyée par une guitare bruyante, répond une seconde en fin d'album avec le même instrument, mais cette fois acoustique, où le même Joba nous exhorte, en dépit de tout, à surmonter nos peines.
Car prétend-il, il y a de la lumière au bout du tunnel. Cet album le confirme, après ce long temps du silence. Malgré quelques tentatives pop qui tombent à l'eau comme "Count On Me", Roadrunner s'avère être le meilleur album de Brockhampton depuis les trois Saturation et l'expulsion d'Ameer Vann. Si vraiment ils n'en livrent plus qu'un, alors que ce large groupe atypique continue sur cette lancée, que ce collectif à tiroirs se saborde donc en apothéose.
Fil des commentaires
Adresse de rétrolien : https://www.fakeforreal.net/index.php/trackback/3142