Il y a longtemps, alors que le rap français était encore jeune, nous nous amusions à nous demander qui serait son Johnny Hallyday. Le candidat idéal était alors JoeyStarr. Même enfance cabossée. Même affection précoce pour une musique destinée à dominer le monde. Même tropisme américain qui le conviait à troquer un nom plutôt franchouillard pour un pseudo exagérément yankee. Même ancrage populaire, complété très tôt par des liens forts avec le show-business. Même personnalité à fleur-de-peau, qui se manifestait dans ses qualités de bête de scène. Mais après coup, avec le recul, le Johnny du rap pourrait tout autant être Booba.
Le parcours et la personnalité sont distincts, mais tout comme l'Idole des Jeunes, le Duc de Boulogne s'est imposé sur la durée. S'il trouve parfois ses limites, s'il sombre parfois dans l'auto-caricature, comme l'avait fait avant lui le Johnny des années 80, il n'en est pas moins un monument national qui a transcendé les générations. Comme l'autre qui, successivement, aura fait du rock'n'roll américain, de la pop sixties à l'anglaise, de la musique de hippy et du quasi-metal granguignolesque, le rappeur se sera approprié tout en restant lui-même le boom bap des rues sombres de Mobb Deep, les roulements de mécanique de 50 Cent, les outrances de la trap et les chants de gangsters tristes sous Auto-Tune. Vingt années après ses débuts, il le prouve encore sur Nero Nemesis. Sorti par surprise pour rivaliser avec les albums d'autres stars du rap (le rival Rohff, JUL, Nekfeu et, tiens donc, JoeyStarr), quelques mois seulement après le précédent, D.U.C, il est l'apogée de cette phase, celle du Booba de la décennie 2010.
Vindicatif, le Duc reprend ici sa place au sommet du rap français. Il règle ses comptes avec Rohff, Kaaris, et plus généralement avec une scène qu'il prétend "calogeroïsée", pendant qu'il rend hommage aux pionniers, en invitant Rockin' Squat dans le clip du morceau qui porte le nom de son groupe, Assassin. Derrière une pochette où il ne figure même plus, sinon de façon symbolique à travers un lion d'inspiration assyrienne, on retrouve un Booba plus sobre qu'à l'accoutumée. L'album est fait de 13 titres seulement, délivrés en comité resserré, avec des rappeurs du premier cercle tels que Benash et Siboy, sans la présence artificielle d'une star américaine, avec à la place, sur "Pinocchio", le Haïtien Gato da Bato et un Belge alors méconnu, Damso. Forçant un peu moins sur l'Auto-Tune qu'avec ses sorties précédentes, Booba revient au rap, à la noirceur qui l'a fait connaître du temps de Lunatic. Tel est le sens de ce titre aux consonnances antiques. Nero Nemesis, en effet, ne se réfère ni à l'empereur romain Néron, ni à la déesse grecque de la colère, mais à la teinte sombre d'un modèle de Lamborghini.
"Noir c'est noir, y a donc vraiment plus d'espoir", Booba dit-il sur "92i Veyron", paraphrasant le rockeur susmentionné. Et il s'emploie à le démontrer sur le reste de l'album. D'entrée, il tape fort avec "Walabok", un morceau agressif délivré sur une musique de type trap / drill. Ici, Booba se compare au guerrier hun Attila, lequel prête son nom à l'un des titres les plus redoutables de l'album. Abrupts, "Talion" et "Zer" sont taillés dans le même roc. Ils sont faits tout entiers des punchlines fières et vengeresses du rappeur, de ses allusions à l'école de la rue, à l'argent facile, aux voitures de luxe, au sexe dénué de sentiment ("tu ne baises pas la première fois, moi je ne baise pas la deuxième", sur "Génération Assassin") et au deal ("Charbon"), renforcées avec plus ou moins de réussite par des sons austères et parfois très minimalistes ("Pinocchio").
Sec, bestial et abrasif, Nero Nemesis n'en est pas moins riche en tubes. Un tiers de ses titres sont des singles, et deux fois plus font l'objet de vidéos. Quelques-uns comme "Attila" sont des bangers, des bombes dévastatrices balancées sans pitié ni ménagement. Mais d'autres sont plus atmosphériques, comme "4G", ou encore "Habibi", dont le rap de bicrave planant sous Auto-Tune n'est pas sans évoquer un duo français alors en pleine ascension. Et certains sont franchement mélodiques. Tel est le cas de "Validée", une chanson de désamour interprétée sur les sons africains du "Ignanafi Debena" du Malien Sidiki Diabate, et de la perle de l'album, le doux et le mélancolique "92i Veyron". La musique déployée ici est variée. Mais toujours le propos est bilieux et acrimonieux, toujours le rappeur y est pessimiste et asocial, délivrant le tout comme un bloc, de cette manière décidée et sans détour qui font les bons albums, de celle qui a fait de Nero Nemesis le dernier classique du grand monarque du rap français.
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