Le reggae, dans son acception la plus large (pas seulement le reggae roots, mais l'ensemble des musiques jamaïcaines), n'est pas uniquement la première musique du Tiers-Monde à avoir rencontré un succès international. Non, il est beaucoup plus que cela. En vérité, il a tout changé. Chaque mouvement musical majeur qui suivra son apparition au grand jour, dans les années 70, en subira l'influence. Ce fut le cas avec le punk, bien sûr. Plus généralement, ce fut le cas de l'ensemble de la vague new wave qui le prolongea, de la pop reggae de Police au ska revival du label Two-Tone. Ce fut le cas du hip-hop, dont quelques-unes des racines les plus fortes sont fortement ancrées dans le sol jamaïcain. Ce fut le cas des musiques électroniques, qui s'inspirèrent des expérimentations tentées par le dub. Il y eut une vaste diaspora reggae dans le monde occidental, en Angleterre bien sûr, l'ancien colonisateur, mais aussi aux Etats-Unis, en France et ailleurs, dont Vincent Jégu a voulu rendre compte dans son premier livre.
Cette diaspora commença plus tôt qu'on ne le pense, avant même que le reggae roots ne devienne populaire à travers le monde. C'est ce que rappelle cet ouvrage en ouvrant son récit avec les Beatles. Dès 1964, on retrouve une rythmique ska sur "I Call Your Name", un titre des Fab Four, et le plus célèbre (quoique mal-aimé) "Ob-La-Di, Ob-La-Da" employa également des recettes jamaïcaines. A partir de cet exemple, Vincent Jégu identifie et commente d'autres morceaux, et en grand nombre, qui se sont appropriés les diverses formes musicales issues de ce petit pays des Caraïbes, jusqu'aux années 2010 et aux grands noms de la musique électronique, comme The Orb, voire Geoff Barrow de Portishead, à travers sa protégée Anika.
L'époque la plus documentée, cependant, est bien sûr la fin des années 70 et le début des années 80, quand le reggae fut une influence constante et obligée, quand il devint la black music de prédilection des mouvements punk et new-wave, tout comme le blues avait été celle de la génération précédente. Cette musique des laissés-pour-compte, qui est souvent engagée mais qui sait aussi faire preuve de gaité, trouve un écho dans l'Angleterre en dépression de la fin des années 70 (celle en crise de James Callaghan, plutôt que, comme le dit trop souvent le livre, celle de Margaret Thatcher). A l'inverse, rien ou presque n'est dit de l'influence jamaïcaine sur le hip-hop qui, de Boogie Down Productions à Lauryn Hill en passant par Black Moon, qui fut pourtant gigantesque. Mais le but du livre, comme l'indique ce titre emprunté à Police, semble de privilégier les musiciens blancs ; voire des noirs jouant de la musique de blancs, comme dans le cas des Bad Brains, adeptes de punk hardcore comme de reggae.
La période couverte est si longue, l'influence si large, qu'au fond, c'est presque l'ensemble de l'histoire de la pop que Vincent Jégu raconte. Sa démarche, c'est un peu celle du Harry Potter tour à Londres, cette activité touristique qui utilise le célèbre livre (ou film) comme prétexte pour faire découvrir la capitale anglaise aux visiteurs, à travers quelques lieux clés. Reggatta de Blanc, en effet, n'est pas une thèse, il n'est pas un ouvrage de fond, il n'est même pas une histoire. Sa partie introductive ne dépasse guère la dizaine de pages, elle est réduite à la portion congrue. Très vite, Vincent Jégu préfère se lancer dans sa description de morceaux divers et variés, sans autre logique que chronologique. Et il multiplie les anecdotes croustillantes à l'égard des groupes traités, certaines sans grand rapport avec le reggae.
Contrairement à d'autres volumes de la même collection, chez Le Mot et le Reste, ce n'est pas d'albums entiers dont l'auteur traite, mais de morceaux précis. La qualité et l'importance de ces derniers est très variable. Certains sont très connus, d'autres sont plus obscurs, et parmi ces derniers, quelques-uns auraient mérité de le rester. Mais le propos, rapide, touffu, parfois même enthousiaste, est toujours intéressant. On apprécie cette virée thématique dans l'histoire de la pop music, ces arrêts devant quelques-uns de ses grands monuments, tout comme ces passages dans ses ruelles les plus sombres et les moins pratiquées.
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