Avant même de nous intéresser à son contenu, penchons-nous donc sur l’histoire de cet album, qui en elle-même est édifiante. Heart of the Congos, en effet, aurait pu finir dans l’oubli. Il avait fait partie des grands disques enregistrés par Lee "Scratch" Perry dans son studio Black Ark autour de 1976-77, cette trinité de classiques formée par le War Ina Babylon de Max Romeo, le Police and Thieves de Junior Murvin et le Party Time des Heptones, auquel on doit ajouter son propre Super Ape. Mais au moment de sortir l’album des Congos, le mythique producteur jamaïcain était en dispute avec Island Records. Il dut donc le distribuer par ses propres moyens, à quelques centaines d’exemplaires, et en Jamaïque seulement, sans bénéficier de la formidable exposition internationale apportée par le label de Chris Blackwell.
Cependant, vingt ans plus tard,, Heart of the Congos était repris en main par Blood & Fire, un label spécialisé dans la réédition de musique jamaïcaine. Et cette version de 1996 était exceptionnelle. Remastérisés de main de maître, les enregistrements originaux se montraient de grande qualité, ils étaient propres et limpides. Par ailleurs, deux très bons morceaux avaient été ajoutés, "At the Feast" et "Nicodemus", une poignée de remixes et de bonus figuraient sur sur un second CD, et le disque bénéficiait d’un beau packaging. Profitant alors d’une meilleure couverture médiatique, il put séduire des gens extérieurs au cercle habituel des amateurs de musique jamaïcaine, et prendre la place qui lui était due : celle de grand classique du reggae roots ; voire, selon les plus enthousiastes, celle de meilleur album dans ce genre musical.
L’un des grands artisans de cette réussite, c’est évidemment Lee Perry lui-même, comme pour les autres albums enregistrés dans sa Black Ark. Son travail de production, entre reggae roots traditionnel et expériences dub, était plus créatif que jamais, malgré un équipement des plus archaïques. Grâce à lui, chaque morceau était clairement distinct de l’autre, il était un univers en soi. Tandis que "Congoman" était un cantique rasta dont les percussions riches évoquaient l’Afrique, "Sodom and Gomorrow" jouait à plein des effets dub, et "Solid Foundation" était une chanson relativement simple et dépouillée. Cependant, le plus souvent, le fécond et le fantasque Lee Perry se restreignait. Hormis sur quelques fins instrumentales remplies de bizarreries, celle de "Ark of the Covenant" par exemple, son travail s’effaçait devant les mélodies des Congos. Il s’articulait autour d’elles, il se mettait entièrement à leur service.
Les chants, en effet, sont au cœur de Heart of the Congos. Tout sur l'album s’organise autour de ses mélopées magnifiques. Dès l’origine, le duo fondateur des Congos usait à merveille de la complémentarité de leurs registres. Au timbre de ténor de Roy "Ashanti" Johnson, répondait l’incroyable falsetto de Cedric Myton, la vraie âme de ce disque. Leur art, ces deux-là avaient pris le temps de le peaufiner. Déjà trentenaires à l’époque, ils avaient joué dans plusieurs groupes et ils avaient été actifs dès les années 1960, avant même l’ère du reggae roots, à l’époque de ce rocksteady dont on entendait les intonations suaves, sur "Children Crying" et "La La Bam Bam", entre autres. Qui plus est, pour étoffer encore plus les superbes harmonies vocales qui magnifiaient des morceaux tels que "Open Up the Gate", "Can't Come In" et "Ark of the Covenant", Lee Perry avait transformé le duo en trio, lui adjoignant par endroits la voix de baryton de Watty Burnett. Et d’autres gens encore leur apportaient leurs chants, comme Gregory Isaac, Barry LLewellyn et Earl Morgan des Heptones, ainsi que les Meditations.
Ces jolies voix, ces douces mélodies dédiées à Jah, disaient aussi des choses. Dès le premier morceau de l’album, l'emblématique "Fisherman", il était question de la famine, de la pauvreté et des laissés pour compte, avec cette histoire d’homme parti en mer pour nourrir les siens, avec en plus ces références bibliques (une allusion aux apôtres Pierre, Jean et Jacques, eux aussi des pêcheurs avant de suivre Jésus) dont raffolait le rastafarisme. Conforme à cette religion, cet album était une complainte, un appel à la libération. Les Congos suppliaient qu’on les arrache aux vicissitudes du monde, que ce soit par un retour dans une Afrique fantasmée, par l’entrée au paradis dont il est question sur "Can't Come In", ou par une vengeance céleste sur "Sodom and Gomorrow" et sur ce superbe solo de Cedric Myton qu'est "The Wrong Thing".
Il n’y avait rien à jeter sur ‘’Heart of the Congos’’. Chaque morceau était un chef d’œuvre en soi. Il y avait tout pour en faire, une fois revenu à la lumière par la grâce de sa réédition, le disque reggae roots par excellence. Voire, puisqu’il ne se limitait pas à ce genre, puisque, de surcroit, il était riche en accents rocksteady et en effets dub, l’album ultime de la musique jamaïcaine.
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