Pour les Chameleons, Strange Times aurait dû être l'aboutissement. En 1986, le groupe de Middleton, près de Manchester, vient de rejoindre le label Geffen, et c'est un troisième album ambitieux que sort le quartet composé du chanteur et bassiste Mark Burgess, du batteur John Lever, et des guitaristes Reg Smithies et Dave Fielding. Malheureusement pour eux, le succès international n'arrive pas. Des dissensions internes les minent alors, et leur manager Tony Fletcher meurt subitement l'année d'après, entrainant leur séparation. Hormis un EP en hommage à ce dernier (ainsi qu'un album tardif enregistré lors d'une brève reformation dans les années 2000), cette œuvre sera donc leur dernière. Mais pour ceux qui ont connu et qui ont apprécié le groupe dans leur Angleterre natale et parmi les fans de rock avertis (dont un certain Noel Gallagher), Strange Times est l'apogée d'une discographie quasiment irréprochable.
On voit souvent les Chameleons qualifiés de groupe post-punk, ce qui est un peu étrange, à une époque déjà si éloignée de 1978. Certes, c'est un groupe de l'après-punk, mais comme ses contemporains The Smiths, The Cure et Echo & the Bunnymen le sont aussi. Et il est bien revenu des envies de rupture et de révolution de la décennie précédente. Mark Burgess et les autres, en effet, ne craignent pas de payer un tribut à de glorieux prédécesseurs, comme dans la partie bonus de cet album, avec leur reprise assez quelconque du "John, I'm Only Dancing" de David Bowie, et une autre, plus casse-gueule mais plus réussie, du "Tomorrow Never Knows" des Beatles. Fan revendiqué de John Lennon, le chanteur en livre une version toute personnelle : il l'allonge, il en change les paroles et, en introduction, il lui adjoint "Everybody's Got Something To Hide Except For Me And My Monkey", un autre morceau des Fab Four.
En pleine ère synth pop, les Chameleons font partie de ces groupes qui renouent avec les cathédrales sonores, avec les compositions complexes, ainsi qu'avec la guitare. Cet instrument est au centre de leur art. Ils en ont même deux, Reg Smithies et Dave Fielding jouant de leurs arpèges et de leurs entrelacs musicaux à l'occasion de longs morceaux passionnés. Les synthétiseurs, quasi obligatoires à l'époque, sont bel et bien là, mais en appoint, uniquement pour renforcer l'atmosphère fantomatique esquissé par les guitares et par le chant de Mark Burgess, lequel a l'aspect théâtral et enflammé, voire emphatique, que l'on entend souvent chez les autres groupes anglais cités plus haut, et chez d'autres contemporains comme U2.
Comme tous ceux-là, ce que le groupe a retenu de l'ère punk et post-punk, c'est avant tout la noirceur, l'angoisse et le pessimisme, tant dans les sons (le producteur est David M. Allen, le même que celui de The Cure à l'époque), que dans les paroles. "We Have no Future", le chanteur dit-il dès la première ligne de "Caution", un long morceau contemplatif sur l'anonymat, sur l'isolement et sur l'attente, avec des références plus ou moins explicites à la drogue. Et le reste de l'album fait écho à ce cri de désespoir inaugural. Le premier titre, très énergique, est le seul en porte-à-faux, avec son portrait peu reluisant d'un certain "Mad Jack". Après cela, ce n'est plus d'un autre, mais de lui-même, dont s'entretient Mark Burgess.
Il est question de la perte d'un être cher sur "Tears", un titre que les Chameleons ont eu le génie de présenter en deux versions, une acoustique, puis une électrique en bonus, toutes deux également splendides. La longue chevauchée magnifique du plat de résistance de Strange Times, "Soul In Isolation", nous parle encore de solitude et d'impuissance. Sur l'agencement musical complexe et évolutif du single "Swamp Thing", où chaque instrument, guitare, basse, batterie et synthétiseur, fait valoir de grands arguments, le chanteur semble nous parler d'aliénation. Sur "Time/The End Of Time", il traite de la fuite inexorable du temps, tandis que "Childhood" évoque la nostalgie de l'enfance. Puis l'instrumental "I'll Remember" ferme la marche avec mélancolie, avant que des titres bonus (des bonus d'origine, autrefois distribués sur un vinyle complémentaire) ne prolongent le plaisir (ou la déprime), certains comme "Paradiso" se montrant tout à fait au niveau, très élevé, du reste de cet album. Un album si typique de son temps, si caractéristique de son époque, qu'il en est aussi l'un des meilleurs.
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