Ceux qui ne connaissent de Chicago que son passé récent, ceux pour qui cette ville est avant tout la place forte de l’un des styles de rap les plus prolifiques et les plus influents de ces dix dernières années, la drill music, n’imaginent sans doute pas qu’une décennie plus tôt encore, la grande métropole du Midwest était synonyme de tout le contraire : elle était la place forte d’un rap "conscient", intello ou arty, voire les trois à la fois, qui s’articulait autour de la personnalité la plus notoire à être issue de l’endroit, Kanye West. Au milieu des années 90, le rap de Chicago, c’était en effet son ami Rhymefest, un homme issu d’une bouillonnante scène backpacker très active dans l’underground de la ville. Et c’était aussi celui de Wasalu Jaco, alias Lupe Fiasco, qui s’était fait remarquer en secondant Kanye sur l’un de ses titres à succès, "Touch the Sky".
En vérité, c’est par l’intermédiaire de Jay-Z que la connexion s’était faite. Celui-ci avait remarqué Lupe Fiasco pendant son bref passage chez Arista, et il lui avait ensuite fait la courte-échelle pour qu’il soit signé chez Atlantic. La suite avait été la démarche habituelle de mise sur orbite d’un nouvel artiste : une série de mixtapes, celle des Fahrenheit 1/15, histoire de chauffer le public rap de base, puis une collaboration avec une star, Kanye en l’occurrence, pour se faire un nom auprès des autres, et enfin Food & Liquor, un premier album événement avec Jay-Z comme producteur exécutif, qui était promis aux distinctions et aux égards des critiques.
Ces derniers se sont toujours montrés biaisés. De Public Enemy à Kendrick Lamar, en passant par Mos Def, ces plumitifs ont toujours été portés à préférer un rap qui leur ressemblait : instruit, lourd de sens et aux ambitions artistiques prononcées. Et c’est précisément tout ce que Lupe Fiasco leur offrait ici. Ce garçon aux airs et aux aspirations de nerd, n’avait d’abord pas aimé le rap. Il l'avait trouvé trop insolent, comme il le rapportait sur le titre "Hurt Me Soul". Son premier amour avait été le jazz. Et s’il venait d’un milieu où tout n’avait pas été rose, ses parents, dont un père membre des Black Panthers, étaient des intellectuels qui lui avaient prodigué une certaine éducation et une sensibilité politique. Logiquement donc, dès le single qui avait annoncé l’album, "Kick, Push", l’image de Lupe Fiasco s’opposait à celle des mauvais garçons bravaches de Dipset et de la G-Unit, qui avaient dominé la phase précédente du rap.
Sur ce titre, le rappeur préférait nous conter une romance charmante dans le milieu du skateboard, qu'il présentait explicitement comme une alternative à celui du deal du drogue, et qui lui servait de métaphore et de prétexte pour dispenser quelques leçons de vie. D'autres moments avaient cette légèreté feinte, comme la ballade "Sunshine", avec son refrain chanté d’une voix de fausset. Le titre le plus proche de la violence des quartiers, c’était "The Cool", mais celui-ci n’était pas une histoire de gangster habituelle : le voyou qui en était le héros ressuscitait d’entre les morts, pour subir à nouveau toutes les vicissitudes du ghetto.
Quand Lupe Fiasco traitait de la rue, c’était sur le mode de la critique sociale, comme sur cet "He Say She Say" où il décrivait le malheur de grandir sans figure paternelle, ou cette "Intro" déclamée par sa sœur façon spoken word, avant que le rappeur n’en fasse une déclaration de foi musulmane, citation du Coran à l’appui. Sur ce morceau, il explicitait aussi le thème de son album. Avec son titre qui se rapportait aux épiceries des quartiers, les "food & liquor", il parlerait de la lutte entre le bien (la nourriture) et le mal (les spiritueux) qui les déchire. En donneur de leçons, il s’en prendrait à l’addiction des jeunes à l’écran sur "The Instrumental" et aux stéréotypes du gangsta rap sur "Daydreamin’". Et sur "American Terrorist", il rappellerait ses propres crimes à une Amérikkke trop prompte à dénoncer l’Islam. Comme le montrait des morceaux tels que "Real" et "I Gotcha", le Chicagoan se sentirait investi de plusieurs missions, celle de rester vrai, celle de sauver le hip-hop de ses clichés et celle d’élever les siens.
Mais ce rap de premier de la classe qui fait le bonheur de la critique est rarement ce qui fait la portée ou le succès du genre. A force de voir large, de traiter de tous les thèmes, cet album ambitieux s’égarait un peu. La grandiloquence orchestrale de certains morceaux évoquait Kanye West, mais Soundtrakk et Prolyfic, les producteurs à l’œuvre ici, n’avaient pas son sens inné du grandiose. Et l’appui plus passager des Neptunes, voire celui de Mike Shinoda de Linkin Park, ne changeait rien à l’affaire. On en prenait plein la vue, avec les violons pompeux, les morceaux surchargés et les chants emphatiques de Jill Scott, mais pour pas grand-chose. En réalité, il manquait de vrais tubes à ‘’Food & Liquor’’. Et la conclusion, un morceau pénible où Lupe Fiasco égrenait de manière interminable le nom de tous les gens qui l’ont inspiré, nous achevait pour de bon. On aurait tout de suite demandé une alternative, à ce rap alternatif.
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