Caïn fut le fils aîné d'Adam et Eve. Il fut également le premier paysan, le premier à fonder une ville et donc, en quelque sorte, le père de la civilisation. Mais il fut aussi le premier meurtrier. Parce qu'il était jaloux de son frère, le berger Abel, dont l'offrande avait davantage plu à Dieu que la sienne, il l'assassina. En conséquence, il fut maudit, et sa lignée fut condamnée à une vie d'exil à l'est d'Eden. Or cette lignée, d'après une lecture vicieuse de l'Ancien Testament inspirée des théories racialistes du XIXème siècle, se serait distinguée par sa peau noire. Selon cette tradition, les Afro-Américains seraient donc les descendants de Caïn, et la violence des ghettos, d'une certaine façon, une continuation de son acte et une conséquence de sa malédiction.
Après avoir investi la mythologie grecque sur Orpheus vs. the Sirens, c'est de cet épisode biblique dont s'inspire Ka sur ce dernier album, dont la pochette reprend telle quelle une somptueuse illustration de Gustave Doré. "Solitude of Enoch", s'appelle l'un des morceaux, d'après le nom de la ville fondée par Caïn. "Land of Nod" fait allusion au pays où le fils d'Adam a été exilé. Et comme s'en rappellent les fans de Sefyu, "Brother's Keeper" se réfère à ce qu'il avait répondu à Dieu, quand Il l'avait interpellé sur la mort d'Abel : "suis-je le gardien de mon frère ?". A travers la figure de Caïn, c'est donc bien de la race des maudits dont il est question.
Le sujet de Ka, ce sont les fautifs et les damnés. Si ce n'est Caïn, c'est donc Marcellus, le Romain qui a crucifié le Christ dans le péplum La Tunique (The Robe), dont des extraits parsèment ce court album. Et à travers eux, c'est de lui-même et de ses semblables dont il parle, comme sur "Unto the Dust", un autre titre aux consonances bibliques où il est question des dozens des esclaves noirs, et de la vie de leurs descendants dans les ghettos d'aujourd'hui. Le rappeur parle des oubliés de la Création, de ceux qui sont nés sans rien et dont les saints patrons sont les dealers d'héroïne ("Patron Saints"). De ceux qui payent pour les péchés de leurs ancêtres, et qui souffrent de l'injustice dont Dieu le Père lui-même est coupable ("Sins of The Father"). De ceux qui, comme Caïn, en sont toujours réduits à brutaliser leurs frères, et qui sont condamnés perpétuellement à la violence. Sur "Solitude of Enoch", Ka cite ce passage de l’Évangile de Saint Matthieu, où Jésus recommande aux victimes de tendre l'autre joue, mais pour répliquer aussitôt, le ton menaçant : on m'a donné un autre conseil. Chez lui, s'applique toujours la justice d'avant la loi du talion ("Old Justice") : à tout affront, la seule réponse est la mort.
La faute. La damnation. La violence. Hormis sur "I Love", un finale à contre-courant dédié à ceux qui lui ont apporté le salut, Ka tourne et retourne ces thèmes dans tous les sens. Il les creuse et il les exploite jusqu'à l'épuisement, en citant d'autres versets de l'Ancien et du Nouveau Testament, en multipliant les métaphores, en usant de multiples degrés d'écriture, en jouant habilement des sens et des sonorités, comme quand la quasi homonymie des deux mots en anglais lui permet de parler en même temps de Caïn et de cocaïne. Sur le superbe violon de l'introductif et de l'introspectif "Every Now and Then", Ka déclare : "I break my chains when I'm around the pen". Je brise mes chaines quand je suis près d'un crayon. Cette dévotion pour l'écriture, elle s'observe tout du long de Descendants of Cain, comme sur la totalité de son oeuvre. A l'instar de la Bible, celle-ci pourrait alimenter des siècles et des siècles d'exégèse.
Toutefois, Descendants of Cain ne saurait se réduire à sa dimension textuelle. Il y a ce phrasé précis, il y a ce son froid et austère, qui descendent en droite ligne, non pas de Caïn, mais du hip-hop new-yorkais des années 90. Pour cette raison, on qualifie souvent Ka et son compère Roc Mariano, le seul autre rappeur convié ici, de revivalistes. Mais leur formule n'est pas du rap tel qu'on l'entend traditionnellement, ce n'est plus une musique rythmée où la voix joue avec le beat. Au contraire, ici comme ailleurs, Ka pose ses paroles sur des paysages sonores, produits essentiellement par lui-même (et plus épisodiquement par Roc Marciano, Animoss et DJ Preservation), et qui sont là pour instaurer des ambiances, plutôt que pour marquer le tempo. Le phrasé n'est jamais forcé. Au contraire, il est retenu, il porte en lui le poids du monde. Et le résultat, malgré des moments inconfortables comme "P.R.A.Y.", est le plus souvent somptueux.
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