S'il fallait résumer la culture hip-hop par un seul mot, le plus adéquat serait "créativité". Créativité de la musique, bien sûr. Créativité de ces disciplines qu'on été le graff, la danse, le beatboxing, et d'autres encore. Créativité aussi, dans la façon dont son histoire a été contée. Car si certains ont écrit des ouvrages au format académique pour relater l'épopée de cette culture et de sa composante musicale, le rap, d'autres ont été plus originaux : ils l'on fait sous la forme de listes comme avec le culte Ego Trip's Book of Rap Lists, ou de livres de coloriages comme dans le cas de Shea Serrano. Ed Piskor, quant à lui, a usé de son talent d'auteur de comics. Après avoir livré en bandes-dessinées une histoire de la beat generation, The Beats: A Graphic History, il en a fait de même avec son autre passion, le hip-hop des premières années, via une série de livres toujours en cours de rédaction, mais d'ores et déjà culte.
De prime abord, on aurait pu penser qu'Ed Piskor se contenterait de mettre en images une histoire du rap déjà très bien documentée et connue de tous les aficionados. Mais non, il est allé plus loin que cela, et a effectué un véritable travail de recherche. Il a organisé des interviews, il a collecté des infos croustillantes. Les événements relatés dans ses BDs sont précis. Elles regorgent d'anecdotes plus ou moins obscures, que même les fans les plus acharnés découvriront pour la première fois. Mines d'information émaillées de nombreux textes et commentaires, incluant des apartés sur des personnages périphériques à l'épopée hip-hop comme Vincent Gallo, très complètes avec leurs multiples volumes, elles sont aussi riches, et donc aussi indispensables, que d'autres œuvres importantes sur l'histoire du rap, comme le Can't Stop Won't Stop de Jeff Chang, ou le Big Payback de Dan Charnas.
Le Hip-Hop Family Tree n'est pas, comme on pourrait l'imaginer à la vue de ses couleurs chatoyantes, un ouvrage de vulgarisation. Au contraire, pour mieux en profiter, il est préférable d'avoir une solide culture musicale. Il faut être capable de se repérer parmi tous les protagonistes qui s'y bousculent. Par ailleurs, puisqu'il respecte avec scrupule le déroulé chronologique, Ed Piskor ne cesse de naviguer d'un rappeur à l'autre. Il en présente un sur deux planches, dont il ne reparle ensuite que dix ou vingt pages plus loin. Il n'y a pas d'unité d'action, mais des dizaines de fragments d'histoires, qui se croisent et qui se recroisent à l'occasion, et qui feront tourner la tête à ceux qui n'ont pas les rudiments de la culture rap.
En raison même de sa forme, Hip-Hop Family Tree se focalise sur l'enchainement des faits qui a donné naissance au hip-hop. Il est purement événementiel, sans thèse sur les origines profondes du rap, sans dissertation sur sa place dans l'histoire de la musique ou sur ce qu'il dit de notre époque, sans injonction sur ce qu'il devrait devenir. Mais ce qu'il perd en profondeur de réflexion, il le gagne au centuple par son aspect plus engageant, plus distrayant, plus attractif. Il est certes un ouvrage d'histoire, mais il est avant tout une œuvre. Comme le souligne le réalisateur de Wild Style, Charlie Ahearn, en avant-propos du second tome, Ed Piskor, a pris quelques libertés avec la vérité, que ce soit par ignorance ou de manière délibérée. Par exemple, il a représenté le Negril comme une discothèque géante, ce qu'elle n'était pas. Mais en opérant ainsi, il a décuplé l'impact graphique du livre.
Hip-Hop Family Tree demeure pour l'essentiel, un comics book, dessiné dans un style rétro, celui qui dominait au début du rap, au tournant des années 70 et 80. Entièrement en couleur, il transforme pour de bon les activistes du hip-hop en personnages de cartoon. A leur manière, afin qu'ils soient reconnaissables, ils sont toujours représentés dans les mêmes accoutrements. Afrika Bambaataa apparaît la plupart du temps avec son casque afro-futuriste, Grandmaster Flash dans le même jogging et sous la même casquette, Melle Mel dans ses oripeaux de biker disco. De la même façon, les caractéristiques de quelques-uns sont amplifiées : les Fat Boys, par exemple, apparaissent exagérément gros, Lyor Cohen est représenté comme un géant et Piskor accentue les problèmes d'élocution de Russel Simmons.
Quelques détails sont amplifiés, comme cette cocaïne dont s'empiffrent plusieurs acteurs du hip-hop, dessinée sous la forme de monticules volumineux. Par ailleurs, Ed Piskor joue d'effets caractéristiques de son style : ses personnages ont une ombre sous les yeux quand ils arborent un couvre-chef, ils ont des filets de salive entre les dents quand ils sont en colère ou que leurs raps sont particulièrement rentre-dedans. Les situations, aussi, sont cocasses, l'humour présent, comme quand sont exposées, dans le troisième volume, les manipulations et les arnaques auquel se livre ce filou de Charles Stettler pour lancer les Fat Boys.
Car après tout, comme l'auteur le précise lui-même à la fin du premier volume, les rappeurs, avec leurs costumes flashy, leurs battles de titans et leurs logos emblématiques, sont eux aussi des super-héros. Ils méritent les mêmes égards, ils avaient droit à leurs comics à eux. Et Ed Piskor les a réalisés haut la main. Il a bénéficié en sus, d'un excellent travail de traduction, notamment dans les quelques moments où il a été nécessaire, pour la compréhension de l'histoire, de passer des paroles ultra-référencées de l'anglais au français. A l'heure ou paraît en France le tome 4 de la série, il est temps, plus que jamais, de la recommander chaudement.
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