A l'origine, à la fin des années 70, Gibson "Gibby" Haynes et Paul Leary Walthall sont deux garçons promis à un bel avenir professionnel. Le premier est auditeur au sein de la société Peat Marwick, future KPMG, et l'autre complète son MBA à l'université Trinity de San Antonio, au Texas. Cependant, ils ont d'étranges passions communes. La première est une fascination morbide pour les anomalies médicales, dont ils vont publier des photos dans leur fanzine, Strange V.D. La seconde est un intérêt pour la musique la plus bizarre et la plus psychédélique qui soit. Ensemble, et avec quelques autres comme les batteurs King Coffey et Theresa Nervossa, ils vont donc former un groupe au nom improbable, les Butthole Surfers, l'un des plus déjantés que la scène punk hardcore ait connu, mais aussi l'un des plus influents, comme va le rappeler bien plus tard le journaliste Michael Azerrad dans Our Band Could Be Your Life, son histoire de l'indie rock américain racontée au travers de treize groupes fondamentaux.
Quand ils s'adonnent au rock'n'roll, les garçons bien élevés sont souvent les pires. Ils sont les plus extrêmes et les plus dépravés. Les Butthole Surfers rappellent cela au cours de leurs concerts chaotiques, de véritables performances artistiques où, à l'occasion, on peut voir se produire leurs deux batteurs et la danseuse nue Kathleen Lynch, Gibby Haynes s'engager dans un acte sexuel avec cette dernière, le même démonter les enceintes à coup de perceuse, voire des flammes, de la pisse ou des chaises, selon, être projetés dans tous les sens. Tout cela, en tout cas, semble s'être bel et bien déroulé lors d'un concert mythique à la Danceteria de New-York, en 1986. Et sur disque, c'est un capharnaüm identique. Le punk rock est le véhicule, mais les Surfeurs du Trou du Cul ont d'autres passions, comme les musiques noise, metal et psychédéliques, qu'ils mélangent sans retenue. Bien avant qu'ils ne connaissent le succès en 1996, avec le tube "Pepper", les Surfers expriment tout cela sur leurs disques du milieu des années 80, notamment les albums références Locust Abortion Technician et Hairway to Steven.
Le titre de ce dernier dit déjà tout de l'humour potache du groupe, avec sa contrepètrie du "Stairway to Heaven" de Led Zeppelin (pour la petite histoire, les Butthole Surfers finiront par collaborer avec le bassiste de ces derniers, John Paul Jones, autour d'une passion commune pour le whisky). Et au niveau du contenu, c'est pareil, le groupe texan invoquant tout et n'importe qui sur cet album. Un morceau, par exemple, s'appelle "Julie Iglesias" (ou plutôt, les fans l'ont appelé ainsi, puisqu'aucune piste de l'album n'a été nommée). Et un autre, désigné comme "Jimi", se réfère à Jimi Hendrix, dont les Butthole Surfers s'approprient la guitare psychédélique. Mais avec eux, ça vire au drame : le son est saturé, la voix de Gibby Haines est déformée, s'égarant sans crier gare dans les graves et les aiguës les plus extrêmes, le cœur du titre est plus salement expérimental que le guitariste des années 60 ne l'a jamais été, les paroles cosmiques et hallucinées s'achèvent dans un drame pédophile et incestueux, et la musique finit sa course sur une note acoustique et dans un concert de cris d'animaux.
Voilà pour l'entrée en matière. Et le reste est tout aussi délirant. "Ricky" est un morceau classique de punk hardcore, mais particulièrement bancal, et rempli d'effets bizarres, Gibby Haynes usant une fois encore de son "Gibbytronics", l'attirail grâce auquel il transforme sa voix. "John E. Smoke" est une chanson de cowboy totalement absurde enregistrée sur le mode du live, à propos, je cite, d'un "petit garçon handicapé et lesbien". "Julio Iglesias" est un rockabilly de cinglé, plutôt qu'une tentative d'émuler le crooner espagnol. L'épique "Backass" emmène leur punk rock psychédélique toujours plus loin avec ses cris et ses distorsions. Et le conclusif "Fast Song" est ce que son titre laisse supposer : une chanson courte, rapide et déglinguée.
C'est un immense n'importe quoi, ce sont des blagues. C'est rempli de l'ironie caractéristique de garçons trop éduqués, de ceux bien trop malins et nihilistes pour croire en quoi que ce soit. Et pourtant, c'est brillant. Ça n'a rien du côté souvent distancié et désincarné de l'art rock. Au contraire, il y a toujours chez eux la musique intense et viscérale des rockeurs punk qu'ils demeurent, malgré tout, comme sur l'enthousiasmant "Ricky". Et la présence prononcée de guitares acoustiques et de mélodies branlantes rendent Hairway to Steven moins rude que les albums précédents. Il est plus attractif, grâce à des morceaux tels que "Rocky" et le génial "I Saw an X-Ray of a Girl Passing Gas". Plus accessible, en somme, toutes proportions gardées.
Fil des commentaires