Bettina Ghio et moi étant chez le même éditeur, nous avons vite réalisé que nous travaillions en parallèle sur le même sujet : le long parcours des femmes dans le monde du rap. Nous savions, cependant, que nous ne publierions pas le même livre. Nos perspectives seraient différentes, nos approches de ce genre musical seraient distinctes. Je m'intéresse presque exclusivement au rap américain, alors que Bettina privilégie la scène française. Elle l'aborde avant tout sous l'angle textuel, quand je considère qu'il est, en tout premier lieu, une musique. Elle apporterait à son livre une vision féminine, voire féministe, une lecture dont j'ai voulu me tenir à l'écart. Ses écrits s'orientent souvent vers une légitimation du rap, alors que j'exalte son caractère "unapologetic", alors que j'estime que la respectabilité est le début de la mort.
Pas Là pour Plaire, donc, n'est pas Ladies First. A présent qu'ils sont tous les deux publiés, depuis de nombreux mois déjà, ces deux livres s'avèrent comme il était prévu : différents, et complémentaires. Dans le fond (rap français contre rap américain), dans la forme (essai contre anthologie), ils n'ont pas grand-chose à voir. Et pourtant, ils racontent plus ou moins la même histoire. L'un et l'autre disent que des femmes ont toujours été là, dans le rap, dans des rôles importants, et ce depuis le commencement. Les deux ouvrages parlent ensuite d'une éclipse, d'une relégation dans les coulisses, de ce que Bettina Ghio appelle l'invisibilisation des femmes. Les deux invitent à ne pas dénoncer trop vite les rappeuses provocantes et hypersexuées, et démontrent que leur posture est plus souvent libératoire que dégradante. L'un comme l'autre signalent que les années récentes, marquées par le triomphe final du rap, ont permis un retour des actrices de cette musique, et que celles-ci ont fait preuve d'une grande pluralité de styles.
Une histoire, une épopée. C'est donc bel et bien cela que relate Bettina Ghio. Elle a légèrement changé d'approche depuis son premier livre. Elle est passée d'une démarche textuelle et littéraire, attendue compte-tenu de son bagage universitaire et de son métier d'enseignante, à une autre, plus biographique et plus chronologique. Au terme d'un lourd travail d'écoutes, d'entretiens et de documentation, elle creuse des éléments qui n'étaient que survolés dans Ladies First. La face B du single "Change the Beat", signé Ann Boyle, ou le rôle crucial joué par Sophie Bramly des deux côtés de l'Atlantique (et de la Manche), brièvement mentionnés dans l'autre ouvrage, font l'objet cette fois de passages entiers. Son livre est même étonnamment factuel, documentant l'un après l'autre le parcours de femmes dans le monde du hip-hop.
Bettina Ghio reprend néanmoins sa casquette de professeur de lettres, quand on arrive aux grandes têtes d'affiche féminines du rap français, Diam's, Keny Arkana et Casey. A ce stade du livre, le propos se développe, et l'analyse de texte qui était au cœur de son ouvrage précédent, Sans Fautes de Frappe, reprend le dessus. Quant à la dernière partie, elle mêle les deux approches. L'auteure s'y penche sur plusieurs rappeuses francophones de la dernière décennie (Black Barbie, Orties, KT Gorique, La Gale, Billie Brelok, Sianna, Liza Monnet, Shay, etc.), au cours de plusieurs chapitres où se mélangent portraits et analyses thématiques.
Ils se mélangent d'ailleurs tant que le propos en devient touffu, voire décousu. Le livre, en effet, manque parfois de structure. Il y a beaucoup de redites. Par ailleurs, on trouve aussi quelques approximations (p. 35, Chez Roger semble présenté comme un endroit, alors qu'il s'agit d'une soirée ; p. 353, Lala &ce devient Lala & Cie ; p. 38, il est dit que les rappeuses américaines pratiquaient le twerk dès 1990, ce qui est sujet à caution, même si cette danse existait alors déjà ; p. 61, l'égotrip est présenté comme propre au gangsta rap, alors qu'il le précède ; p. 310, il est dit à tort que Busta Rhymes est un membre de Public Enemy), lesquelles, pas toujours mais souvent, dénotent du manque d'intérêt de l'auteure pour la matrice rap américaine.
Et c'est là une autre limite du livre. Il y parle de rap français, mais en vase clos, loin de l'Amérique, alors que ses plus grands acteurs, en majorité, ont toujours orienté une oreille ou deux vers l'autre rive de l'Atlantique. Il n'y a guère qu'à la fin, quand est cité l'ouvrage d'Angela Davis Blues Legacies and Black Feminism, que sont mises en avant les racines américaines du rap. Plus généralement, le livre manque de perspective. Il aurait gagné, en effet, à comparer les rappeuses francophones à leurs cousines américaines, ou à l'inverse, à leurs consœurs de la variété française. N'aurait-on pas ainsi démontré plus clairement leur originalité ? N'aurait-on pas non plus dû analyser celle-ci à la lumière de la musique, au lieu de le faire à l'aune du discours, et parfois du style vestimentaire et de l'image ? N'aurait-on pas aussi dû séparer les rappeuses à succès des plus confidentielles, afin de distinguer celles qui ont une réelle portée publique, de celles dont le discours intéresse surtout les intellectuels ou les puristes du rap ?
Ce livre de Bettina Ghio est au fond dans l'analyse plutôt que dans la synthèse, dans le détail et la description plutôt que dans l'identification de grandes tendances, même si, finalement, quelques thèses apparaissent. L'une d'elles, c'est que la marginalisation des femmes dans le rap est plus souvent le fait de l'industrie du divertissement, qui peine à leur trouver une place dans l'univers viril du hip-hop, que des rappeurs eux-mêmes. Ces derniers, au contraire, ont souvent fait la courte-échelle à leurs consœurs, ils se sont même laissé contredire par elles, comme dans le cas des Spécialistes, le duo entre Tepa et Princess Aniès. Même si cette vision des choses est à nuancer, elle a le mérite d'apporter un démenti à ceux qui, très probablement par préjugé raciste, s'avèrent prompts à dénoncer la misogynie du rap et des quartiers.
S'il manque au livre une vue d'avion, si Bettina Ghio hésite à tirer des conclusions générales sur le parcours des femmes dans le rap français, c'est aussi, sans doute, parce qu'elle ne veut pas le simplifier. C'est parce qu'elle veut rendre compte de la variété des postures et des discours, plutôt que chercher à les schématiser et à les catégoriser. C'est parce qu'elle cherche à rendre hommage et à faire écho à une très grande pluralité d'expériences et d'individualités, plutôt que de parler d'un seul et unique personnage, la rappeuse française, qui en soi n'existe pas.
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