Les monographies de la collection 33 1/3 tournent parfois à l'exercice de style : relation d'une expérimentation musicale en ce qui concerne le volume sur A Tribe Called Quest, essai sur la notion de mauvais goût avec celui sur Céline Dion, etc... Cependant, quand le journaliste à Variety Andrew Barker s'est penché sur l'un des albums les plus créatifs et les plus délirants de l'histoire du rap, il a choisi paradoxalement la méthode la plus banale. Dans l'ordre chronologique, il a retracé l'épopée de The Pharcyde, en s'attardant sur la composition de leur grande œuvre, Bizarre Ride II the Pharcyde, en décortiquant ses morceaux. Et bien lui en a pris.
En effet, il est bon de s'effacer derrière l'objet de son étude, plutôt que de l'instrumentaliser pour jouer les premiers rôles. Ce petit livre nous apporte exactement ce qu'il nous faut. Il nous raconte d'où provenaient J Swift, Fatlip, SlimKid3, Imani et Bootie Brown, et comment cette bande de joyeux drilles s'est retrouvée ensemble. Il nous emmène dans l'atmosphère folle et inventive du Pharcyde Manor, ce quartier général où le groupe, indomptable, a eu les mains libres pour concevoir à sa guise un premier album qui lui ressemble. Andrew Barker nous explique comment, malgré le renfort de Jay Dee sur leur deuxième album, Labcabincalifornia, ils ne sont jamais parvenus à dépasser ce classique. Et il nous raconte la longue déliquescence du groupe, cet étiolement qui le limite aujourd'hui à deux seuls de ses membres et qui le condamne à des sorties médiocres, ainsi que l'inimitié qui s'est installée entre ces gens.
Ce livre porte bel et bien, en premier lieu, sur le groupe californien et sur leur œuvre majeure. Mais il contient quelques leçons plus générales. La première porte sur les conditions du succès. Malgré son excellence, en dépit du tube qu'a été le grand "Passin' Me By", cet album n'a pas été le triomphe attendu. Certes, il s'est écoulé à un demi-million d'exemplaires, mais cela n'est pas si considérable pour un groupe qui avait un single en heavy rotation, compte-tenu de la santé insolente de l'industrie musicale au début des années 90. Et la raison, comme toujours, c'est le manque de soutien. Manque de soutien de leur distributeur Atlantic, qui leur a préféré l'artiste new jack aujourd'hui oublié Chuckii Booker, au moment de faire leur promotion. Manque de soutien de MTV, qui a voulu privilégier Onyx, parce qu'ils étaient New-Yorkais, qu'ils étaient chez Def Jam et que leur allure de punks les interpellait sans doute plus. Manque de soutien de la critique qui, avec ses préjugés de hipster, lui préférait DC Basehead, Arrested Development et les Disposable Heroes of Hiphoprisy, désormais tous relégués en marge de l'histoire du rap.
En ces temps-là, le succès était tributaire d'une élite critique et industrielle, laquelle appartenait à une autre époque, celle du vieux R&B, celle du rock, qu'importe, celle en tout cas qui ne comprenait pas cette nouvelle musique. Révélatrice est cette anecdote à propos d'un disquaire d'une autre génération, qui se contentait de placer en magasin ce que les distributeurs lui disaient d'y mettre, même si des jeunes frappaient tous les jours à sa porte pour lui réclamer le premier Pharcyde. Comme le rappelle l'auteur, les réseaux sociaux et la désintermédiation n'existaient pas encore, qui donnent aujourd'hui plus de poids au public (même s'il est fort probable que la critique, toujours en retard d'une génération, se trompe encore de nos jours).
Rétrospectivement le rap de 1992, en tout cas sa portion californienne, a produit deux énormes classiques : The Chronic et Bizarre Ride II the Pharcyde. Ces deux œuvres sont dans le canon. L'une comme l'autre, comme le rappelle Barker, ont annoncé les grandes tendances opposées du hip-hop à venir : d'un côté, les blockbusters rutilants du gangsta rap, et de l'autre, l'alt-rap malin et créatif pour backpackers ; d'une part, des bandits invulnérables qui menaient la grande vie avec des bimbos en bikini, de l'autre des branquignols qui disaient être ignorés par les filles. Mais la seconde grande leçon que cherche à nous enseigner ce petit livre, c'est que cette division est une reconstruction, qu'elle a toujours été artificielle. Il n'y avait encore qu'une scène rap en Californie. Les rappeurs gangsta côtoyaient et admiraient The Pharcyde. Et le contexte social, celui des gangs, du harcèlement de la police, de la consommation de drogue et des émeutes de 1992, était strictement le même pour The Pharcyde, comme l'illustre l'anecdote en avant-propos, à propos des mésaventures de J-Swift. Le terreau était si fertile, le contexte si dense, qu'il est juste sorti des œuvres très différentes de ces années prolifiques.