Ces jours-ci, Lizzo est partout. En 2019, avec son premier succès, le single "Juice", suivi de la sortie de son premier opus chez une major, Cuz I Love You, on la voit dans la presse spécialisée, dans les journaux généralistes, dans les magazines de mode. Elle écume les plateaux de télévision, et elle collabore avec de grandes personnalités du rap comme Missy Elliott et Gucci Mane. Nous sommes parvenus au terme d'un plan marketing esquissé dès 2015, quand, au moment de l'album Big Grrrl Small World, elle a rejoint Atlantic Records. Un plan qui repose sur un positionnement clair : en cette époque propice à la promotion des femmes et des différences dans le rap, Lizzo est l'incarnation de la "body positivity". Elle invite ses consœurs à assumer et à aimer leurs corps, fussent-ils tout comme le sien, noirs et obèses.
Avec elle, selon une recette éprouvée, une belle histoire américaine nous est contée : celle d'une jeune fille dépressive et sans domicile, tombée au fond du trou en 2010 après avoir perdu son père, mais qui, à force de persévérance, s'est retrouvée sur un album de Prince, a fait la première partie de Sleater-Kinney, puis a rencontré le succès et la joie de vivre. Le moment le plus captivant de cette histoire, cependant, est celui de sa rédemption. Il est ce tournant dans sa carrière, quand, après avoir grandi en plusieurs lieux (Detroit, Houston) et participé à des groupes sans lendemain (The Chalice, Grrrl Prty), Melissa Jefferson (son pseudo lui vient à la fois de son diminutif, Lissa, et du titre "Izzo" de Jay-Z) a rejoint la scène rap indé de Minneapolis et collaboré avec une de ses figures, Lazerbeak, producteur du collectif Doomtree.
Sorti en 2013 et réédité peu après, son premier opus, Lizzobangers, a été conçu avec lui sur des sons de son projet instrumental, Lava Bangers, ainsi qu'avec Ryan Olson (Gayngs, Marijuana Deathsquads, Poliça). Et il porte les marques distinctives de cette scène hip-hop animée par une majorité de Blancs : un fort éclectisme musical, un goût prononcé pour une musique volatile, des changements de direction impromptus et des sons inusuels, un aventurisme créatif aux résultats aléatoires, et des morceaux énergiques comme "Faded", qui ont un petit quelque chose de rock'n'roll. Lizzo, à vrai dire, n'avait pas forcé sa nature : avant d'être rappeuse, cette flûtiste accomplie avait joué dans un groupe de rock expérimental, Ellypseas, et à la maison, sa famille avait eu une prédilection marquée pour les groupes à guitare.
Conformément aux habitudes de cette scène indé où elle avait trouvé refuge, les raps de Lizzo aimaient se faire rapides, ses textes oscillaient entre un style battle enjoué, des délires verbaux surréalistes comme sur "Batches & Cookies" (avec Sophia Eris, une complice de ses groupes précédents) et un discours engagé. Ce dernier registre se manifestait sur "T-Baby" par quelques vers pro-black, sur "Hot Dish" et "Pants vs Dress" par de la fierté féminine, sur "Bloodlines", l'un des grands moments de l'album, par un hommage aux ancêtres, et sur "Wat U Mean", par ce dogme indé selon lequel la réussite artistique vaut mieux que la célébrité.
La Lizzo d'aujourd'hui contredit ces paroles. Son style a changé, il s'inscrit bien davantage qu'avant dans la lignée des musiques afro-américaines. Et au bout du compte, l'ancienne rappeuse indé semble ouvrir grand ses bras au succès. Son visage actuel, néanmoins, se devinait déjà sur Lizzobangers, par les intonations soul et chantées de certains morceaux, ou quand, sur "W.E.R.K. Pt. II" et sur "T-Baby", elle mélangeait ses deux registres, l'égo-trip et la conscience sociale. Déclarant avec fierté être une grosse fille dans un petit monde, elle annonçait ainsi le titre de son second album, ainsi que son statut d'égérie "body positivity".
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