Quand c'est l'heure, c'est l'heure. Et indubitablement, celle-ci vient de sonner pour Lizzo. Depuis un certain temps déjà, la rappeuse est sur la rampe de lancement. Depuis, plus exactement, qu'elle a rejoint la major Atlantic Records. Mais l'époque actuelle, celle de #MeToo et d'un féminisme revenu au cœur de l'agenda social, lui a donné l'occasion d'occuper un créneau important. Cette femme, obèse et noire, est devenue l'égérie de la body positivity. Avec une bonne humeur communicative, elle s'est mise à incarner la joie de vivre et l'amour de son corps chez tous les médias de la planète, au moment même où est sorti son premier album en major.
C'est l'heure, et elle a été soigneusement préparée. Le parcours de Lizzo, ces derniers mois a été exemplaire. Si l'on excepte un faux pas (une brève association avec Weight Watchers…), il ressemble à une guerre-éclair rondement menée.
Tout d'abord, en octobre, il y a eu le succès viral de cette vidéo où, sur scène, on a vu Lizzo jouer à la flûte traversière l'air du "Big Shot" de Kendrick Lamar, avant de s'interrompre d'un tonitruant "bitch" et de se lancer avec ses danseuses dans une chorégraphie endiablée. D'autres ont suivi, permettant à la rappeuse d'occuper le terrain des réseaux sociaux. Ensuite, au tout début 2019, il y a eu l'irrésistible "Juice", son premier tube, puis "Tempo", un autre single qui, fort du renfort de Missy Elliott, a eu tout l'air d'un passage de témoin d'une rappeuse corpulente, excentrique (et qui se prénomme Melissa) à une autre. Enfin, au bout du compte, quand l'album est sorti en avril, on a pu voir Lizzo partout.
Maintenant donc, c'est l'heure, et Lizzo ne la manque pas. D'entrée sur Cuz I Love You, avec le titre qui donne son nom à l'album, elle déploie la grosse artillerie, avec un grand orchestre et les cris de passion d'une diva soul déchainée.
Bam, prenez ça en pleine face ! D'emblée, ça monte très haut, et ça ne redescend jamais vraiment. Melissa donne tout ce qu'elle a. Elle rappe, elle chante, avec du coffre. Et bien sûr, elle joue de la flûte. En bon disque grand public, Cuz I Love You pousse les murs, il élargit les horizons. C'est soixante ans de musiques noires qui se condensent ici, du gospel et de la soul des premiers temps, à la trap music d'aujourd'hui, dont une figure emblématique, Gucci Mane, est l'autre invité de poids. Il y a aussi, sur "Tempo", un minimalisme bizarre façon Neptunes, et sur "Cry Baby", un funk à la Prince (avec qui, pour rappel, cette résidente de Minneapolis qu'est Lizzo avait collaboré sur Plectrumelectrum).
Cuz I Love You ne capitalise pas seulement sur plusieurs décennies de musiques noires. Il est aussi l'aboutissement d'une longue histoire du féminisme dans le rap (et ailleurs).
Le titre introductif nous rattache aux temps anciens, à celui des femmes dépossédées de leurs rêves, à celui des amantes éplorées après la perte ou les tricheries de leurs compagnons. Même chose sur "Heaven Help Me", qui nous parle d'un amour toxique. Mais ailleurs sur l'album, c'est une toute autre histoire que Lizzo nous raconte. Sur "Jerome", le propos est inversé. C'est une complainte adressée à son ex, mais pour mieux s'en moquer, s'en débarrasser et clamer sa préférence pour l'amour physique : "désolée", dit-elle, "mais ce ne sont pas tes photos de deux heures du mat' avec des cœurs et des smileys qui vont te mener à mes parties humides".
De toute façon, sur ce "Like A Girl" qui est un hommage généralisé au sexe féminin (queers et transgenres inclus), Lizzo prétend que ses seuls ex (X) sont dans ses chromosomes. La personne qu'elle aime sur cet album, avec une gaieté excessive et presque inhumaine, c'est elle en fait. "Juice" est une ode à la confiance en soi. "Soulmate" une retentissante déclaration d'amour à soi-même. Et avec "Lingerie", elle s'expose fièrement en petite tenue. Elle ne changera pas, elle à prendre telle qu'elle, prétend-elle sur "Exactly How I Feel".
L'heure a sonné pour Lizzo, et elle a su se montrer prête. En effet, ne croyez pas les mauvais coucheurs qui regrettent la rappeuse indé d'avant, celle qui travaillait avec Lazerbeak de Doomtree et Ryan Olsen, celle qui tournait avec Sleater Kinney. N'écoutez pas ceux qui se plaignent d'un disque surproduit, d'une image surfaite, d'une artiste survendue et des passages faiblards. Ces accusations ne sont pas infondées, mais la vérité, c'est que ce joyeux Cuz I Love You qui n'est même plus un album de rap, est son meilleur à ce jour.
Fil des commentaires