C'est l'une des grandes spécificités du rap en France. Pendant longtemps, très longtemps, on a considéré que son rôle était de porter un message. Preuve de ce vilain élitisme culturel si typique de notre nation, preuve aussi du mépris caractérisé à son égard, y compris chez ceux qui prétendent en prendre la défense, la valeur du rap était censée résider dans ce qu'il disait de notre société, de nos quartiers, des aspirations de sa jeunesse, plutôt que dans sa qualité musicale. Alors même que cette tendance, le rap ouvertement engagé, n'aura existé que par épisodes de l'autre côté de l'Atlantique, c'est ce que beaucoup attendent toujours de lui, ici en France. Et peu, dans ce domaine, n'auront incarné cet engagement aussi bien que Keny Arkana.
Assez tôt sur Entre ciment et belle étoile, dès ce brûlot qu'est "Le missile suit sa lancée", la Marseillaise prétend qu'elle n'est pas une rappeuse, mais une contestataire qui fait du rap. Elle l'a prouvé à plusieurs reprises. Au cours des années qui ont suivi ce premier album à succès, on l'a vu prendre la défense de squats à Genève, tourner aux quatre coins du globe un documentaire contre la mondialisation néo-libérale intitulé Un autre monde est possible, se produire du côté de Notre-Dame-des-Landes, vivre quelques temps parmi les zapatistes du Chiapas, et s'attaquer au Kärcher à un homme grimé en Nicolas Sarkozy, la grande tête des Turc des rappeurs de l'époque, lors d'une cérémonie de remise du Prix Constantin.
Bien souvent, c'est donc la militante qui s'exprime sur cet album, avec hargne, colère et passion, avec aussi les sons idoines, furieux et grandiloquents, comme le violon du morceau susnommé ou les guitares rock de "La rage". Elle use aussi d'influences world music, en toute logique pour une rappeuse internationaliste et tiers-mondiste. Keny Arkana part à l'assaut des politiques, de l'Elysée et des hypocrisies françaises ("Nettoyage au Kärcher"), et elle invite la jeunesse du monde à l'insurrection contre un capitalisme dépeint sous les traits du diable ("Jeunesse du monde", "Ils ont peur de la liberté"). Souvent, la rappeuse y va franco, à grands coups de dynamite, de bulldozer, de mitraillette. Elle l'assume quand, sur "Je suis la solitaire", elle dit : "je n'ai vu que les violences du système, donc excuse mon manque de nuance".
Car la rage de Keny Arkana n'est pas sans fondement. Elle trouve sa source dans son parcours accidenté, dans une enfance et une adolescente tourmentées, faites de fugues, de petite délinquance, de vie dans la rue, de conflits avec les autorités et de séjours en foyer, lesquel ont été le grand traumatisme qui a alimenté sa colère. Elle en témoigne plusieurs fois, sur l'autobiographique "J'viens d'l'incendie", sur "Je me barre", un titre qui lorgne vers la variété, où elle partage ses envies de fuite sur un mode extatique, et sur le fielleux "Eh connard", une charge vengeresse contre le directeur de maison d'enfants qui a bien failli la détruire.
Quelquefois, ses diatribes abandonnent les slogans et les discours formatés, elle délaisse ses attaques contre les "ils", les "leur" et "le système", au profit d'un discours plus nuancé. Sur "Le fardeau" par exemple, elle joue le rôle d'un junkie pour s'en prendre à la drogue, plutôt que d'opter pour la méthode frontale. Sur "Victoria", elle incarne une jeune fille pour parler du destin maudit de l'Argentine, le pays de son père. Sur "Cueille ta vie", elle brosse une galerie de portraits de gens dépossédés de leur existence, tous âges et toutes classes sociales confondus.
Son rap est parfois plus personnel, plus ancré dans son expérience et dans son vécu. Tel est le cas de plusieurs de ces intermèdes spoken word nommés "Entre les lignes" ou "Entre les mots" qui parsèment l'album. Keny Arkana y privilégie les registres de la confession et de la prière, comme ce "Clouée au sol" où elle avance que changer le monde commence par se changer soi-même. Tel est le cas aussi de "La mère des enfants perdus", un titre remarquable où elle personnifie la rue, représentée comme une mère de substitution tentatrice et vicieuse.
Ces titres, les plus personnels, les moins frontaux, ceux où elle cesse de réciter le bréviaire altermondialiste pour ne plus parler que d'elle, sont souvent les plus puissants et les plus vrais. Ce sont les plus mémorables de Entre ciment et belle étoile, ceux qui légitiment la place de Keny Arkana au panthéon du rap français, et celle de cet album parmi ses incontournables.
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