La mort inspire Keyontae Bullard. C'est en effet après le décès de son oncle, il y a six ans, que le jeune homme de Jacksonville se consola par la pratique du rap. Et c'est en juin dernier, après une fusillade qui coûtât la vie à deux amis ainsi qu'à son petit frère, que le rappeur floridien désormais connu sous le nom de Yungeen Ace (et qui fût lui-même criblé de balles à l'occasion) se mit à briller. Certes, il avait sorti des titres dès 2017, comme "Go to War", puis "No Witness" et "All In" quelques mois plus tard, et il avait déjà rejoint Cinematic Music Group. Mais juste après l'assaut qui emporta ses proches, suivi d'un bref séjour en prison, il sortit "Jungle" avec JayDaYoungan, indubitablement l'un des grands morceaux rap de 2018. Et il enchaina quelques semaines plus tard avec une mixtape, Life of Betrayal, qui se montra en tout point excellente.
Ici, seul "Pain" fait référence à la tragédie traversée par Yungeen Ace. En vérité, il en avait conçu la majeure partie plus tôt, un autre passage en prison lui ayant permis de se consacrer plus sérieusement à son art. Mais qu'importe. Le deuil fait partie de la vie du rappeur, et ce projet en porte la trace. Yungeen Ace fait franchir un palier supérieur au rap d'aujourd'hui, celui qui sent le dépit, la détresse et la mélancolie. La douleur, en effet, est le thème central de ce projet.
D'entrée, Yungeen Ace plante le décor. Avec "True Story", il retrace son enfance au sein d'une famille nombreuse, sans figure paternelle (son père a été incarcéré pendant 15 ans), passée au fond du trou. Sur "Wanted", il parle de la solitude de la prison et de la paranoïa des rues, secondé par NBA YoungBoy, lequel l'avait soutenu après la fusillade fatale. Il nous décrit sur "Murdah" une vie cernée par les menaces et les envies de meurtre. Sur "Love", la première romance de Life of Betrayal, l'amour est vécu comme une façon d'oublier ses peines, comme un autre alcool. Sur "Hold Me Down", la seconde, le rappeur est hanté par le spectre de l'infidélité et de l'insincérité. Comme sur "Have You Ever", comme sur "Betrayed", il est obnubilé par ce dont il est question dans le titre de la mixtape : la trahison, le risque de l'abandon, l'impossibilité d'accorder sa confiance à quiconque dans cette jungle urbaine. Là est la source de ses maux, là est ce qui a fait du rappeur un diable, comme il le dit sur "Demons".
C'est du gangsta rap contemporain, donc, que nous sert Yungeen Ace, celui qui descend en droite lignée de Boosie Badazz, celui qui met de côté les vantardises du passé au profit d'un blues réinventé. Celui, aussi, qui ne rappe plus vraiment. Le phrasé du Floridien, en effet, et c'est là son plus grand atout, est extraordinairement mélodique, ses morceaux accrocheurs, ses petites notes de piano, voire plus rarement ses accords de guitare, ont le pathos de circonstance. C'est toute cette musique, c'est tout cet art de la complainte qui atteint des sommets sur des titres tels que "Jungle", "Find Myself", "Betrayed" et quelques autres. C'est tout cela qui fait de Life of Betrayal bien davantage qu'un nouveau disque de pleurnicheur.
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