Au détour d'une interview, Tierra Whack a déclaré un jour vouloir cesser d'être rappeuse pour devenir une artiste. Et de fait, quelques temps après un single annonciateur, "Mumbo Jumbo", nous en sommes là avec Whack World. La jeune femme de Philadelphie, qui s'était d'abord illustrée pour ses freestyles sous le pseudonyme de Dizzle Dizz, avant de passer quelques temps à Atlanta, fait maintenant preuve sous son propre nom d'une approche résolument arty. Ce projet, en effet, a pour particularité d'empiler quinze ébauches de chansons, d'une minute chacune, pas plus, pas moins. Cela leur permet, à l'heure des réseaux sociaux, de respecter la limite de durée imposée aux vidéos sur Instagram, chacun de ces morceaux ayant fait l'objet d'une quinzaine de petites vignettes filmées, désormais toutes compilées sur Youtube.
Le projet Whack World est donc autant visuel que musical. Conçus par Thibaut Duverneix et Mathieu Léger, deux vidéastes du studio Gentilhomme de Montréal, les clips illustrent chaque chanson avec autant de petites saynètes colorées et remplies de trouvailles. On y voit Tierra Whack utiliser la manucure comme un moyen d'expression, rapper le visage boursouflé, soigner un chien empaillé, manger des perles avec des baguettes, chanter dans un cimetière avec des marionnettes, couper tout un tas de ballons rouges, s'échiner à perdre des kilos, s'étendre dans un cercueil scintillant, puis s'enfermer dans une maison miniature. Et bien entendu, la musique se montre toute aussi diverse et créative que les images qui vont avec.
Le rap demeure la base, et sa grande maîtrise par Tierra Whack témoigne de son passé de freestyleuse. Toutefois, conformément à ses désirs, la jeune femme s'en affranchit. Les styles employés varient à chaque fois, les flows se renouvelent, tenant compte des évolutions récentes du rap, à la manière de "Mumbo Jumbo", qui semblait déjà être une appropriation très personnelle du mumble rap. Elle chante, aussi, tentant des escapades dans la pop et dans le R&B, voire dans la country ("Fuck Off"). Elle déforme même sa voix, marmonnant sur "Bugs Life", ou s'exprimant avec un timbre gonflé à l'hélium ("Dr. Seuss"). Quant aux sons, ils mangent aussi à tous les râteliers, passant du très organique au très synthétique, du vraiment rythmé au franchement atmosphérique, d'un esprit pop sixties ("Silly Sam") et d'une musique électronique rétro ("Fuck Off"), aux recettes bien plus contemporaines de la trap music.
Côté paroles, c'est la même veine poétique et surréaliste. La rappeuse est fantasque, elle fait continument allusion au monde de l'enfance, avec sa pochette en pâte à modeler, son univers coloré aux allures de maison de poupée, un morceau, "Fruit Salad", inspiré par les Wiggles (un groupe australien pour les marmots) et d'autres nommés d'après le jeu Hippos Gloutons ("Hungry Hippos"), le film 1001 Pattes ("Bugs Life") ou un célèbre auteur de livres pour la jeunesse ("Dr. Seuss"). Dès l'introductif "Black Nails", Tierra Whack cherche à s'imposer l'optimisme pour règle, mais un peu de noirceur transparait derrière toutes ces couleurs. Ses sujets triviaux issus de la vie quotidienne lui permettent d'aborder ses peines diverses et variées. La télé devient l'occasion de parler d'un amour gâché ("Cable Guy"), le poulet frit est une métaphore de la rudesse de la rue ("4 Wings"), son hymne aux chiens un hommage à un ami mort ("Pet Cemetery"), son ode ironique à une alimentation saine parle de confiance en soi ("Fruit Salad") et une marque de GPS lui sert à exprimer son sentiment de perdition ("Waze").
Au bout du compte, avec ce projet total qu'est Whack World, la rappeuse de Philadelphie dit énormément de choses en un minimum de temps. On ne sait plus très bien si c'est la musique qui retient l'attention, si ce sont les visuels, ou si c'est l'ensemble. D'autant plus que tout cela est parasité par un intense battage médiatique qui, couplé à des fréquentations de premier plan (elle a fait la première partie de Lauryn Hill, elle a pour fan Solange Knowles et elle fréquente Andre 3000), semble indiquer que l'industrie du disque a placé ses billes sur la jeune femme. Une rumeur persistante, en effet, l'annonce chez Interscope. Mais quoi qu'il en soit du caractère spontané ou calculé de l'émergence de Tierra Whack, elle a le mérite d'avoir su s’accaparer une approche ludique, humoristique et exubérante qui semblait avoir disparu du rap depuis les Native Tongues, Outkast, Missy Elliott et une poignée d'autres fantaisistes.
Fil des commentaires