Les temps ont changé, indubitablement. A présent que le rap est un genre ancien et établi, maintenant qu'il touche plusieurs générations et que certains cherchent à documenter son passé, voire à le mythifier, des films entiers lui sont consacrés. Un autre grand changement tient à la place laissée aux femmes. A l'époque de #MeToo, leur impact sur cette musique est défendu, il est revalorisé. Sorti l'an dernier, le film Roxanne Roxanne témoigne de ces deux tendances de fond. Coproduit par Forest Whitaker et par Pharell Williams, il retrace de manière romancée le parcours de Roxanne Shanté, une femme qui, certes, compta significativement dans l'histoire du rap, mais dont seuls les fans se souvenaient encore, il y a quelques années.
Comme d'autres adolescents noirs new-yorkais dans les années 80, Lolita Shanté Gooden s'est adonnée depuis l'enfance à des improvisations rap. Le moment décisif de sa carrière, toutefois, prit place en 1984. Trois activistes hip-hop qu'elle côtoyait alors, Tyrone Williams, DJ Mr. Magic et le futur premier grand producteur du rap, Marley Marl, partagèrent avec elle leur rancœur envers le groupe U.T.F.O., qui leur avait posé un lapin pendant un concert. Pour les aider à se venger, la jeune fille de 14 ans leur proposa d'enregistrer une réponse à "Roxanne, Roxanne", un morceau récent d'U.T.F.O., où ils se plaignaient d'une femme qui avait résisté à leurs avances. Cette dernière était une fiction, elle n'avait jamais existé, mais la jeune Gooden allait l'incarner le temps d'un titre, se renommant par la même occasion Roxanne Shanté.
Produit par Marley Marl qui recyclait les sons de "Roxanne, Roxanne", remplis de raps qui s'illustraient dans un registre moqueur et insolent, le titre "Roxanne's Revenge" fut un succès. Il eut aussi une longue postérité. D'abord choqués, les gens d'U.T.F.O. identifièrent une autre rappeuse, Adelaida Martinez, et ils en firent "The Real Roxanne", un rôle qu'elle assuma avec un morceau du même nom. Et cela n'était qu'un début. On compta par la suite plusieurs dizaines de réponses, interprétées par divers rappeurs. La jeune Roxanne Shanté avait lancé ainsi le premier grand beef de l'histoire du hip-hop, connu plus tard sous le nom de "Roxanne Wars". Et comme son truc, c'était la confrontation, elle participa aussi aux "Bridge Wars", une autre embrouille légendaire entre Marley Marl, KRS-One et leurs entourages respectifs.
Car Roxanne Shanté était, avant tout, une rappeuse battle. La preuve, c'est qu'il lui fallut cinq années pour sortir un album studio. Et celui-ci, Bad Sister, rendait bien mal hommage à son impact sur le rap. En effet, il se révélait générique et anodin. Il sentait encore la vieille école avec ses morceaux très rythmés destinés à chauffer les discothèques, comme "Live on Stage", et il portait les marques de son temps, comme ces multiples remixes et ces musiques gorgées de funk, qui flirtaient avec la house music ("Go On Girl") ou qui jouaient des échos ("Independent Woman"). Produit bien sûr par Marley Marl, ce n'était pourtant pas un album désagréable. De sa voix encore juvénile, la rappeuse s'engageait dans une succession d'égo-trips réussis, à l'image de "My Groove Gets Better", et du remix de "Have a Nice Day" (où il manquait toutefois les attaques originales contre KRS-One). Son ton restait acerbe, même pendant son moment féministe, "Independent Woman", quand elle secouait les femmes incapables de se prendre en main et de se délivrer du crochet des hommes, ou avec le storytelling de "Fatal Attraction", quand elle crachait son mépris envers son amant volage.
Cependant, quand cet album sortirait, il serait trop tard. La rappeuse n'aurait guère le loisir de prolonger sa carrière. Elle serait sollicitée par une maternité précoce, par des problèmes conjugaux et par ses études (en bonne rappeuse mythomane, elle prétendrait plus tard avoir obtenu un doctorat de psychologie,…). Et elle n'aurait l'occasion de sortir qu'un second opus, The Bitch Is Back, encore plus oublié que le précédent. En fait, si Roxanne Shanté est un personnage clé du rap, ce n'est certainement pas grâce à ses albums. Il était donc logique et mérité, afin que l'on se souvienne de son rôle, que Pharrell et ses amis aient la bonne idée de lui consacrer un biopic, pour rappeler qu'elle avait été avant tout une grande improvisatrice.
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