New-York, New-York. Voici un nom qui, pendant longtemps, a été indissociable du rap. Cette ville fut son berceau, elle fut son phare. Elle est l'endroit de la naissance puis de l'essor médiatique de la culture hip-hop. Même dans les années 90, alors qu'on le disait menacé par son rival californien, le rap new-yorkais était en fait hégémonique. C'est lui qui vendait le plus de disques. C'est lui qui suscitait le plus d'engouement critique et public, reprenant dès 1993 l'ascendant sur le rap West Coast, le long d'un véritable âge d'or parsemé de chefs-d'œuvre. C'est de lui que viendrait une formule, le boom bap, aujourd'hui synonyme de classicisme rap.
A cela, il faut ajouter la fascination de la France pour New-York. Depuis les débuts du rap, des pionniers comme Bernard Zekri, Sophie Bramly et Laurence Touitou ont jeté des ponts entre notre pays et la scène hip-hop de cette ville. Quoi qu'on ait pu dire sur l'opposition entre les scènes parisienne et marseillaise, elles avaient toutes les deux le regard rivé vers la Grosse Pomme. Plus tard, à la fin des années 90, c'est d'un groupe new-yorkais, Mobb Deep, dont s'inspiraient 90% des Français. Les nouveaux sons et les nouvelles postures imposées par l'Ouest puis le Sud des Etats-Unis n'eurent, pour la première, qu'une influence minimale, et pour la seconde, qu'un impact tardif. Encore aujourd'hui, la France est une place forte pour les intégristes du boom bap, et pour tous les puristes du rap de rue "lyrical" à la new-yorkaise.
Il était logique, donc, qu'un livre en français se consacre tout entier au rap new-yorkais. Le blogueur rennais Pierre-Jean Cléraux nous dit tout dans New-York State Of Mind (pour les néophytes, le titre d'un morceau de Nas, et avant lui de Billy Joel). Il le fait le long d'une soixantaine de pages sur l'histoire du rap new-yorkais, des débuts, où elle se confond avec celle du rap tout court, jusqu'à nos jours où, victime de la déferlante sudiste, elle est passée au second plan, en passant par cette glorieuse décennie 90 où la mégalopole nous offrait classique après classique. Il le fait aussi, comme les autres anthologies musicales publiées chez Le Mot et le Reste, par la sélection d'une centaine d'albums emblématiques du rap de là-bas.
Ils sont tous là, les classiques de Run-D.M.C, KRS-One, Eric B. & Rakim, Public Enemy, Native Tongues, Gangstarr, Wu-Tang Clan, Boot Camp Click, Biggie, Mobb Deep, Jay-Z, DMX, Dipset et j'en passe. Pierre-Jean Cléraux, toutefois, s'autorise des surprises. Souvent, il cite un autre album que celui qui s'impose, par exemple le Business Never Personal d'EPMD au lieu de l'un des précédents, De La Soul Is Dead à la place de 3 Feet High & Rising, Wrath of the Math, de Jeru the Damaja, plutôt que The Sun Rises in the East. Et Fluorescent Black, l'album du comeback d'Antipop Consortium, est préféré à ceux de leurs débuts. Il est vrai, cependant, que beaucoup de ces disques avaient déjà été abordés dans des publications antérieures...
New-York State Of Mind n'en offre pas moins un panorama complet du rap new-yorkais, de ses constantes comme de ses évolutions, avec du recul, de l'exactitude et peu d'erreurs. Ces dernières sont rares, et sans conséquence (non, Audio Two n'étaient pas les demis-frères de MC Lyte, c'est en 1988 qu'est paru Straight Outta Compton, pas en 1989, et le nom de la chanteuse Mary J Blige s'écrit sans "d"). C'est ailleurs, en fait, qu'il faut trouver le seul défaut de ce livre : son refus d'apporter un peu de recul historique à cette revue du rap new-yorkais.
Par sa sélection, par ses propos, New-York State Of Mind aurait pu être un livre écrit au tout début des années 2000. Sa sélection contient les albums qui, déjà, étaient sacralisés à cette époque. Il accorde aussi une place toute particulière à cette scène rap underground qui nous est chère, et qui a fait l'objet par chez nous d'un autre ouvrage, Rap Indépendant (à propos, merci pour la citation !), mais qui depuis a subi une décote conséquente. La partie sur les années 2000 et 2010 est courte, elle se contente de raconter la relégation du rap new-yorkais en deuxième division. Et la plupart des albums ou mixtapes récents qui sont mentionnés (à l'exception notable du Live.Love.A$AP d'A$AP Rocky), ceux de Joey Badass, Roc Marciano, Ka et Action Bronson, aussi réussis soient-ils, sont de nature essentiellement revivaliste.
Il y aurait pourtant d'autres choses à dire sur le rap new-yorkais récent. Un petit mot, par exemple, aurait pu être glissé sur Max B et French Montana. D'autres personnes que le très scolaire Joey Badass et son Pro Era, membres eux aussi au mouvement Beast Coast, auraient pu être citées, comme les Flatbush Zombies ou les Underachievers. On aurait également pu parler, cas à part, de Ratking et de Wiki. Et même si leur style n'est plus ancré dans le passé de New-York, quelques autres personnes en vue viennent de cette ville, dont celle qui, depuis une décennie, est la rappeuse américaine numéro 1 : Nicki Minaj. Le rap new-yorkais a perdu de sa superbe, certes, mais en en présentant un panthéon figé il y a quinze ans, on enfonce un clou de plus dans son cercueil, alors que des gens biens vivants sont enfermés à l'intérieur.
New York State Of Mind est en fait, une ode nostalgique à un passé glorieux. Sans doute trop vite, il entérine la fin du rap new-yorkais, prenant une relégation pour un coma. Mais il nous replonge aussi dans son épopée. Aux néophytes, il dévoile des albums increvables. Aux vétérans, il donne envie de se replonger dans des œuvres plus écoutées depuis longtemps. Il rappelle l'existence de disques dont, autrefois, on a peut-être un peu trop parlé, ignorant les autres régions des Etats-Unis, mais qu'il ne faudrait surtout pas oublier aujourd'hui.
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