Gangsta Rap n'est pas un nouveau livre. Il est paru en fait en 2005. Il a même été l'un des premiers gros ouvrages dignes de ce nom publiés en France sur le rap américain. Mais à l'époque, son sujet n'était pas la préoccupation première. Le rap qui intéresse, chez nous, c'est principalement celui que l'on produit en local. Et contrairement à ce que pensent beaucoup de ses détracteurs, l'école gangsta californienne n'a pas toujours été la plus prisée chez nos compatriotes, qui lui ont longtemps préféré New-York ou le rap à message. Cependant, la donne a changé. Depuis 2005, le mythe du gangsta rap angeleno du début des années 90 a pris de l'ampleur, le rap international ne parle inéluctablement plus que de criminalité et le besoin de livres sur ce type de musique n'a fait que croitre. Qui plus est le (vrai) nom de Pierre Evil et de son ouvrage sont réapparus il y a quelques années dans la presse généraliste, du fait d'activités extra-musicales aussi prestigieuses qu'inattendues. En 2018, il était donc grand temps que ce Gangsta Rap redevienne disponible, dans une version remaniée et actualisée.
C'est dorénavant chose faite avec cette réédition chez Le Mot et le Reste. Ce livre, cependant, porte au fond bien mal son nom. Gangsta Rap, en effet, est à la fois nettement plus petit, et beaucoup plus large, que ce qu'annonce son titre. Plus petit, parce qu'il se concentre sur le rap californien de la fin des années 80 et du début de la décennie 90, celui qui a popularisé les thèmes et les sons du gangsta rap (et de son dérivé le g-funk) auprès du grand public, à travers les biographies successives de six de ses acteurs clés : Ice-T, Eazy-E, Ice Cube, Dr. Dre, Snoop Dogg, 2Pac. Or, depuis, le gangsta rap a fait souche, et il est représenté par un panel infiniment plus large que cette seule époque et ces seuls artistes. Comme précisé plus haut, le style gangsta en est même venu à se confondre, à tort ou à raison, avec le rap dans son ensemble.
Gangsta Rap est aussi bien plus vaste que ce qu'annonce son titre. Son sujet, bien souvent, n'est qu'un prétexte pour parler d'autre chose. Pierre Evil ne cesse d'élargir le champ. Dans le but de contextualiser et d'expliquer la musique des six hommes dont il parle, il traite en fait de tout ce qui compte dans le rap : ses origines, à New-York comme en Californie ; ce rap de la Côte Est, avec et contre lequel celui de Los Angeles se construit ; la culture afro-américaine dont il est issu ; le souvenir de mouvements radicaux comme les Black Panthers ; ses racines dans les autres musiques noires, funk et autres ; son rapport compliqué avec les femmes ; les origines des figures du mac et du truand qu'il affectionne tant ; l'impact qu'ont eu sur lui les films de gangster comme Le Parrain et Scarface. Au bout du compte, c'est toute l'histoire du rap américain que déroule cet ouvrage. Dans le désordre, certes, mais de façon complète.
L'auteur va même plus loin que ça. Son livre lui permet aussi de parler de la Californie, de son histoire et de la musique qui s'y est développée. De toute la musique. Dans la lignée de Barney Hoskyns et de son important Waiting for the Sun, Pierre Evil souligne la continuité des genres successifs qu'on été le jazz de Stan Getz, la surf music des Beach Boys et le punk très pop des Go-Go's. Il met en exergue ce que le gangsta rap, et plus particulièrement le g-funk, fantasme d'un art de vivre criminel adulé par les Blancs, a de commun avec ces autres musiques. Avant même les chapitres consacrés aux cadors du gangsta rap, Pierre Evil plante longuement le décor, en nous parlant de cet Etat, celui de tous les mythes, de toutes les démesures et de toutes les désillusions, et en nous exposant le sort particulier, là-bas, de la communauté noire.
Gangsta Rap est donc un gros livre dense et épais. Son intérêt même réside dans cette abondance et dans cette approche multidisciplinaire, dans ces textes foisonnants. Il regorge de parenthèses, d'apartés, de citations, de notes de bas de page et de propositions relatives. Les phrases, souvent longues, sont séquencées en de multiples "qui", "que", "dont", "où", qui introduisent à chaque fois un nouveau fait, une nouvelle idée. C'est si riche que cela en est parfois éreintant. Il devient parfois difficile de suivre le récit quand, comme dans le cas du dernier chapitre, celui sur 2Pac, l'auteur ordonne son texte de manière thématique, et non chronologique, passant d'un moment à un autre de la vie du rappeur, et s'autorisant à clore le propos, non pas par son dernier album, mais plutôt par son plus solide, Me Against the World.
Terminer sur ce disque, le meilleur d'un rappeur dont le mythe a fini par dépasser la musique, voire à fausser son appréciation, nous indique autre chose sur Pierre Evil : il a bon goût. Tout ce qu'il dit sur les différentes productions musicales du gangsta rap et du g-funk, leurs forces, leurs faiblesses, leurs moments surcotés, leurs morceaux sous-estimés, tout cela est juste. L'auteur n'est pas un fan transi. Il est un érudit, qui éclaire le rap de multiples considérations extra-musicales. Mais il aime ce dont il parle. Il se tient en fait à la bonne distance, comprenant son sujet, mais l'abordant avec recul, faisant preuve d'une passion qui se traduit par son style jaillissant, mais gardant la tête froide et la distance de l'observateur. En somme, dès 2005, Pierre Evil avait publié l'un des meilleurs ouvrages sur le rap jamais écrits dans notre langue.
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