Ce qu'il y a de bien (ou non, au choix), avec la collection 33 1/3, c'est qu'on ne sait jamais à l'avance quel angle l'auteur va employer pour parler de son objet. Comme il est laborieux d'écrire des dizaines de pages de commentaires sur un seul et même disque, la voie est ouverte, bien souvent, à de nombreuses digressions. L'exemple évident est le numéro le plus commenté de toute la série, celui que Carl Wilson avait consacré à Céline Dion, et qui était en fait une vaste interrogation sur le concept de mauvais goût, tout autant qu'une invitation à la tolérance. Avec ce volume écrit par Jordan Ferguson sur Donuts, le dernier album de J Dilla (et pour certains son œuvre ultime), l'approche se montre cependant beaucoup plus classique.
Donuts, en effet, est une biographie. l'auteur fait de ce livre un prétexte pour retracer l'ensemble de la carrière de James Yancey, de ses premiers pas à Detroit (il est souvent question de sa mère, Maureen Yancey, alias Ma Dukes), à sa mort prématurée en 2006, à Los Angeles, en passant par les deux phases de sa carrière : la promesse de succès, dans les années 90, quand il s'appelait encore Jay Dee, qu'il faisait partie de Slum Village et qu'il collaborait avec ou remixait Pharcyde, De La Soul, A Tribe Called Quest ou encore Janet Jackson ; et puis le virage underground des années 2000, quand le désormais nommé J Dilla rejoignit Stones Throw et qu'il se mit à collaborer avec Madlib, son alter ego de la Côte Ouest.
Jordan Ferguson, néanmoins, consacre un chapitre entier à l'album, et il l'aborde d'une manière particulière. Puisque Donuts a été peaufiné par J Dilla sur son lit d'hôpital, alors qu'il se savait condamné, ce passage est prétexte à une longue réflexion sur la mort, au cours de laquelle l'auteur, en bon intellectuel de la musique, convoque l'Albert Camus du Mythe de Sisyphe, ainsi que la psychologue américano-suisse Elisabeth Kübler-Ross, connue pour avoir modélisé les différents stades émotionnels traversés par une personne qui attend son décès. C'est à la lumière de tout cela que Jordan Ferguson entreprend une analyse de Donuts, véritable disque testament où, selon lui, J Dilla aurait glissé des messages subliminaux.
De manière indirecte, car non volontaire, Donuts nous indique aussi comment se crée un artiste culte, une figure dont J Dilla, qui n'a jamais vraiment connu le succès grand public (il n'était pas crédité sur le "Got 'Til It's Gone" de Janet Jackson, et pour l'essentiel, c'est après leurs années de gloire qu'il a collaboré avec de grands rappeurs), est l'exemple même, la caricature presque. En nous relatant la vie de James Yancey, cet ouvrage nous explique comment se forge un artiste maudit. Celui-ci, tout d'abord, ne peut être tout à fait underground. Il lui faut suffisamment de lumière, il lui faut des alliés, des sponsors, des relais dans le monde visible. Tel fut donc le rôle de Pete Rock, de Q-Tip, de Common, tous des gens influents, appartenant certes à la vieille aristocratie rap, au monde d'avant, mais assez respectés pour l'adouber.
Il lui faut aussi séduire les fans, les plus esthètes, les plus acharnés, les plus raffinés. Or J Dilla, on l'a dit, n'a jamais parlé au grand nombre. Il ne l'a pas vraiment fait quand il produisait des albums à large audience, et il ne l'a pas fait non plus, a fortiori, quand il est devenu férocement underground, Mais il a fasciné les producteurs, les beatmakers, les fous du sample. Il l'a fait au-delà même du rap. Il semble avoir peaufiné leur art avec une telle perfection, que cette perfection même est devenue invisible au commun des mortels. Jay Dee, en effet, c'est par excellence un musicien pour les musiciens. Il est l'une de ses personnes pour lesquelles les gestes comptent finalement plus que le résultat, la forme davantage que l'effet.
Et puis, bien sûr, puisque l'Art, celui qui s'écrit avec un grand "A", n'est en fait qu'une pratique culturelle qu'on a paré d'atours religieux, puisqu'il est un corpus de croyances laïques, il faut que son créateur ait la posture d'un saint. Celle-ci, Jay Dee l'a eue, de par son approche obsessionnelle et ascétique de la musique, de par son renoncement au succès et son exil dans l'underground. Il devient même une figure christique quand Jordan Ferguson décrit les derniers mois du producteur, quand il le dépeint, souffrant le martyr sur son lit d'hôpital, mais résolu à perfectionner son œuvre malgré la douleur et des doigts ankylosés par la maladie.
Il y a quelque chose de religieux dans la révérence que certains ont pour Jay Dee ; ou, tout au moins, dans celle que Ferguson manifeste. On le voit subjugué par son sujet. Les gens qu'il interroge, ces fidèles béats d'admiration qui l'ont accompagné et soutenu jusqu'au bout, sont autant d'apôtres dévoués. On devine, aussi, que l'auteur prend du plaisir quand il se livre à de savantes exégèses sur la dernière œuvre du producteur. Il porte la bonne parole d'une église, d'une secte en marche. En fait, avec Donuts, nous lisons l'évangile de J-Dilla selon Ferguson.
Tu savais qu'il y avait une allée Jay Dee à Montpellier ? Juste à côté de l'allée Guru...
@Robert Pyrex : J'ai vu ça sur sa page Wikipedia en effet. La mairie de Montpellier comptait un fan, apparemment.