Et si, plutôt que Chance the Rapper et Vic Mensa, le rappeur à retenir du collectif Save Money était Joey Purp ? On le sait, cette école de rap est à Chicago l'inverse même de la drill music. Ses membres paraissent plus sophistiqués, plus conscients de leur histoire, plus tournés vers une démarche artistique. Ils représentent ce qu'on a appelé sur nos pages l'Obama rap (et pour cause, Chance, qui est le fils d'un de ses collaborateurs, fréquente l'ancien président), dont la fonction implicite est de réconcilier la culture afro-américaine contemporaine avec l'Amérique, ou plus précisément avec son élite libérale. C'est une veine généralement prisée par la presse, mais critiquable pour son approche scolaire, pour sa musique trop pensée, pour son rap pas assez spontané. Ces reproches, cependant, ne sont pas à faire à Joey Purp. En tout cas pas à l'entièreté de ce projet, son troisième, et la suite de iiiDrops, la mixtape qui l'avait révélé.
Certes, on retrouve sur Quarterthing l'une des caractéristiques de Save Money : sa diversité, sa curiosité touche-à-tout, sa volonté de consacrer le rap comme le grand art de notre temps, plutôt que comme une musique de genre. Cela se traduit dans les sons, lesquels viennent piocher dans tous les styles imaginables, de la soul sur "24K Gold/Sanctified", à la house sur "Elastic", le morceau festif de l'album. Ils se lancent aussi dans de drôles d'expériences comme "Aw Shit" et le redoutable "Quarterthing", et ils savent reposer sur de vrais instruments, comme les cuivres désormais fameux de l'ex-Donnie Trumpet, aujourd'hui Nico Segal.
Le rappeur sait également mettre en valeur son héritage, en invitant ni plus ni moins que RZA et GZA. Et son éclectisme concerne aussi ses flows, Joey Purp changeant et modulant son phrasé sur chaque nouveau titre, en fonction du thème. Côté paroles, aussi, on ne sait plus trop bien si l'homme de Chicago est le rappeur conscient victime des maux du ghetto qu'on entend se lamenter sur l'introductif "24K Gold/Sanctified", ou s'il est une racaille invétérée.
Car ce type de rap ne renie pas nécessairement les autres, les plus terre-à-terre, les plus spontanés, les moins présentables. Au contraire, il en reprend les formules, même si c'est pour en faire, justement, autre chose que des formules. C'est ce que tente Joey Purp quand il s'aventure, bien davantage qu'aucun de ses collègues, dans le territoire de la trap music. Il le fait très visiblement sur "Paint Thinner", mais aussi sur "Fessional/Diamonds Dancing" avec ses histoires de strip club rappées en duo avec Queen Key, et avec les pensées en pagaille du grand "Bag Talk". C'est le cas encore sur ce "Karl Malone", un titre qu'on jurerait sorti d'Atlanta plutôt que de Chicago, avec ses vers courts, son Auto-Tune et ses absurdes histoires de drogue.
On retrouve dans tout cela un mélange de sublimation et de moquerie, comme sur le morceau "Quarterthing", où le rappeur se prétend tellement grand que cela ne peut être qu'une parodie. Même chose sur "Look At My Wrist". Ce dernier est, en effet, un titre ambigu. Le rappeur s'y approprie les mots d'ordre matérialistes de l'autre rap avec un soupçon d'ironie, mais il en garde toutefois l'entière efficacité. Comme ces gens dont il s'inspire, ou qu'il dénonce (qu'importe, au fond), Joey Purp rappe en effet avec force, avec conviction, avec urgence, avec fierté. C'est d'ailleurs pour cette dernière raison, sans doute, qu'il a délivré avec Quarterthing l'un des meilleurs albums représentant cette filière-là du rap très contrasté de Chicago.
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