Les femmes qui rappent semblent légion, dans le Chicago de la décennie 2010. Elles sont plusieurs à s'être fait un nom dans ce genre local qu'est la drill music. Mais il en existe aussi sur l'autre versant de la scène de la ville, le plus sage, le plus arty, le plus sophistiqué, celui représenté par Chance the Rapper et par Vic Mensa. C'est le cas de Jean Deaux. Si la jeune femme s'est fait surtout connaître pour une histoire sordide (elle est la seconde à avoir accusé de viol le styliste Ian Connor), elle est avant tout une rappeuse et chanteuse. Sa jolie voix, en effet, s'est fait entendre sur des morceaux de Mick Jenkins, d'Alex Wiley et de Saba (ils seraient cousins), tout comme sur ceux d'autres esthètes, établis sous d'autres cieux, comme Isaiah Rashad, Mykki Blanco, ainsi que Smino, pour lequel elle a tourné la vidéo du titre "Anita".
Les talents de Jean Deaux sont multiples. Comme beaucoup avant elle, par exemple Lauryn Hill, à qui on l'a comparée, elle ne se contente pas de rapper. Elle chante aussi, et dans des registres qui ne se limitent pas aux habituels soul ou R&B. La musique que l'on entend sur Soular System Vol. I: Dark Matters, un projet situé sur cette frontière floue qui sépare mixtapes et albums gratuits, investit de nombreux domaines : on y croise de l'ambient ("Motel 6", "Genesis", "A Crow's Interlude"), des sons évaporés qu'autrefois on aurait appelé trip hop ("Kukka", "Diamonds Interlude"), de la chanson de singer-songwriter au piano (le début du très beau "Who Am I") ou à la guitare ("Voodoo"), de la jolie dance-pop ("Ghost"), des instants jazzy (signés Donnie Trumpet, sur "Birthday Suit pt. 2"), et des choses bizarres comme les chœurs bulgares et les castagnettes de "Right Now", ou le dialogue en français sur "Who Am I".
Si, à tout prix, il faut rattacher Jean Deaux à une catégorie, alors celle du R&B alternatif pourrait convenir. Sa musique est expérimentale plutôt que passéiste, et ses paroles, portées sur la dépression, les peines de cœur, la détresse émotionnelle, les amours transis, voire le viol qu'elle a subi ("Voodoo"), appartiennent entièrement à cet univers, plutôt qu'à celui du hip-hop, à ses rodomontades et à ses poses de fier-à-bras. Seuls quelques vers sur "Right Now" font preuve de morgue et d'agressivité. La jeune femme a, définitivement, une posture plus introspective que démonstrative, ses préoccupations sont plus sentimentales et spirituelles que matérialistes. Pourtant, tout de même, Jean Deaux rappe. Pas tout le temps, certes, et dans un style susurré, presque parlé. Mais elle rappe. Ça n'est juste pas sa préoccupation première. Et on s'en fiche un peu quand, après quelques moments moins accessibles, elle chante cette merveille tout en violons et en guitares, ce grand crescendo qu'est "Equilibrium".
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