Vers la fin des années 90, alors que s'émousse la rivalité entre les côtes Est et Ouest, une nouvelle frontière se forme dans le monde du rap américain. A cette époque d’apogée commerciale, et alors que, en corollaire de ce triomphe, s’impose une imagerie nouveau riche, deux camps s'opposent. D’un côté les puristes, les défenseurs de l’underground, les adeptes d’un hip-hop intellectuel, responsable et pétri d’ambitions artistiques. Et de l’autre, ceux qui embrassent à pleine bouche ce rap tape-à-l’œil de fier-à-bras et de voyous magnifiques. Pour eux ses détracteurs sont des pisse-froid.
Mais cette frontière est artificielle. Ces deux écoles ont en vérité les mêmes racines : toutes deux sont fortement ancrées dans le rap des années 90. Et elles s’en souviendront plus tard, quand le triomphe du rap sudiste les bousculera l’une et l’autre. Cette nouvelle adversité effacera la leur, et souvent, elles se trouveront sur le même bord dans le nouveau conflit qui agitera le rap, celui entre anciens et modernes.
Ces retrouvailles, cependant, quelques pionniers les ont anticipées, tels que le producteur de Seattle Jake One. Dès la décennie 2000, celui-ci traverse allègrement la limite dérisoire qui sépare encore l’underground du mainstream.
Jacob Dutton, en effet, côtoie tout le monde, et cela très tôt dans sa carrière. En 2003, par exemple, il travaille autant avec le turntablist DJ Babu qu’avec le collectif de la superstar du moment, 50 Cent, appartenant au pool de producteurs de la G-Unit. Il est également, à partir de l’année suivante, un collaborateur de MF Doom, l’icône underground suprême. Et pour preuve supplémentaire de son incroyable éclectisme, il participe aux aventures hyphy de Turf Talk, et il aide le catcheur John Cena à se reconvertir dans le rap.
White Van Music, en 2008, est le premier album de Jake One, et il transpose sur un seul disque l’incroyable diversité de ses registres et de ses relations. On y retrouve des grands du rap de brute (M.O.P, Freeway, Young Buck, Bishop Lamont), des figures de l’underground (Little Brother, Elzhi, Royce da 5’9, Casual, Black Milk, Evidence, Blueprint, Brother Ali, et Slug, dont le label sort l’album), des gens d’avant que cette séparation fasse sens (Busta Rhymes, Posdnuos de De La Soul), et aussi Keak Da Sneak, pour rappeler les incursions de Jake One dans la hyphy ; soit une assemblée bigarrée, contradictoire, et assez surprenante pour l’époque.
Le ciment de tout cela, c'est le style de production : le beatmaker peut donner dans un boom bap à violons typiquement new-yorkais, comme avec "The Truth", une collaboration avec Freeway qui annonce leur futur album commun, et où l’ancien Roc-A-Fella a prévu de s’exprimer avec ses collègues Jay-Z et Kanye (ils seront remplacés par Brother Ali) ; ou bien se tourner vers la Californie, en suivant les recettes du g-funk, comme avec "Gangsta Boy", un titre interprété par les New-Yorkais de M.O.P., mais parcouru de sirènes.
Dans tous les cas de figure, cependant, le son évoque immanquablement l’âge classique du rap, au cœur des années 90, avec sa richesse en samples et ses scratches occasionnels.
White Van Music n'est pourtant pas encore une vieille scie nostalgique. C’est un vrai bon album de producteur, qui ne dénature pas le rap de ses invités et se conforme à leurs styles propres, mais qui maintient malgré tout une patte propre.
C'est aussi un disque riche en temps forts, comme "The Truth", "God Like", "Big Homie Style", et puis les deux contributions de MF Doom, "Get 'Er Done" et un grand "Trap Door". A l’instar du titre "Feelin’ My Shit", où Casual prétend que tous les rappeurs qui compte apprécient son style, de 50 Cent à Cee-Lo, de David Banner à Slum Village, en passant même par Lil’ Jon, Jake One apporte un point final à une division qui n’a jamais vraiment eu lieu d’être.
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