Nous ne nous souvenons pas nécessairement du climat qu'il faisait à New-York, autour de 1995. Mais sur les disques de rap issus de la métropole, c'est une certitude, il faisait froid. Ça ne rigolait pas, tant musicalement (les rappeurs de l'époque optant pour des beats décharnés et austères), que du point de vue des textes. De jeunes gens qui avaient été autrefois de petits dealers (ou pas), prenaient la dureté et la sauvagerie de la rue comme sujet principal. Ou bien, comme Raekwon et quelques autres, ils enjolivaient leurs expériences ingrates, ces longues heures à servir le client dans les courants d'air glacés de la ville, en se dépeignant en mafieux magnifiques. Pour bien des gens, le rap new-yorkais, voire tout le rap, fut alors à son apogée. Pour une foule de nostalgiques, il atteignit là un sommet que personne n'a dépassé depuis.
C'est faux, bien sûr. Le rap n'était encore que dans la première partie de son histoire, et il dévoilerait bien d'autres ressources encore. Mais c'est tout de même un peu vrai, si l'on pense à ce style précis. Dans le genre, personne n'a fait mieux depuis, hormis peut-être une poignée de gens qui, aujourd'hui encore, réinvestissent cette esthétique. Ces gens, ce sont bien sûr Roc Marciano, Ka, dans une moindre mesure Westside Gunn et Conway, plus quelques autres, auquel il convient d'ajouter désormais Crimeapple (ou CRIMEAPPLE, notre homme aimant qu'on le désigne en lettres capitales), un natif de Hackensack, dans ce New Jersey qui est comme une extension de New-York. Nommé d'après l'eau-de-vie typique du pays d'où provient sa famille, la Colombie, son dernier album se montre tout particulièrement convaincant.
Rappant plus ou moins depuis toujours, Crimeapple n'aurait commencé à prendre ce passe-temps au sérieux qu'il y a deux ans, à l'occasion d'un freestyle dans l'émission radio de Statik Selektah. Depuis, on l'a vu côtoyer quelques-uns des personnages East Coast contemporains évoqués plus haut (Westside Gunn, mais aussi Mach-Hommy et Hus Kingpin), et il a sorti plusieurs EPs en 2017, avec le renfort du producteur Buck Dudley, dont un déjà remarqué Metralleta (mitraillette, en espagnol). Pour Aguardiente, cependant, il a choisi l'appui d'un autre complice : Big Ghost Ltd, lui aussi un proche de Griselda Records, connu par ailleurs pour ses qualités de blogueur et de critique rap. Et cette association fonctionne à plein régime.
Le dialogue et la mitraillette issus d'un quelconque film de gangster ("Introduccion") ; des sons cinématographiques angoissants ("Palo Santo", "Romans") ou de type "sicilien" ("Five Chechnyans", "Grey Poupon") ; les bons samples, de piano souvent, ou bien de chants soul féminins, agencés en boucles ; une pincée de scratches ; les timbres distincts d'invités issus plus ou moins de la même école, dont Vic Spencer, le rappeur de Chicago, est le plus connu ; des raps verbeux, mais coupés au cordeau et riches en allitération ; d'habiles figures de style (la personnification de marques d'alcool sur "Another Round") ; le petit gimmick vocal qui donne ("What! What!") ; du Spanglish, du jargon en espagnol qui sent bon le trafic de drogue ; un thème central, la vie criminelle, mais présenté sous un jour sale (la trahison sur "Your Love"), décliné avec inventivité et une débauche de vocabulaire ('Big Face Frankies'), et entrecoupé de parenthèses sur des sujets plus triviaux (la bouffe, sur un "Food Interlude"). Tout y est, avec Aguardiente. Sans nouveauté, sans grande surprise. Mais à sa place, pile comme il faut.
PS : merci Héra pour cet autre tuyau.