Autour de 2010, la pop américaine semble profiter enfin des apports des musiques électroniques. A la manière de l'Euro-Dance, mais avec vingt ans de retard, elle vulgarise les sons de la house, de la techno et des autres. Elle les digère enfin, et les transforme en une version mâtinée de chants, plus accessible à un large public. Et ce mouvement, représenté mieux que quiconque par Lady Gaga, touche également le rap. On aime ou on déteste se souvenir, par exemple, de l'association entre Black Eyed Peas et David Guetta, ou de certains morceaux de Flo Rida. On se rappelle aussi qu'à cette époque, c'est la voie choisie par une pure rappeuse, Nicki Minaj, dans sa quête de succès. Et puis il y a aussi Azealia Banks, qui au même instant remet au goût du jour, à sa manière, l'antique alliance entre hip-hop et house music.
Pour la petite histoire, l'ex-Miss Bank$ a partagé un temps son manager avec Lady Gaga, et les deux femmes ont travaillé ensemble, avant que l'incontrôlable rappeuse ne se fâche avec elle (et avec à peu près tout le monde, d'ailleurs, de T.I., Iggy Azalea, Lil' Kim et Kreayshawn à Elon Musk, en passant par un quidam français sur lequel elle aurait craché en sortant d'un avion). Mais la comparaison avec la chanteuse, ou avec le pop rap mentionné plus haut, s'arrête ici. Car Madame Banks, elle, animée par la soif et la fureur, rappe fort, avec vitesse et agilité.
La sauvageonne d'Harlem, que sa mère aurait élevée à coup de battes de baseball, s'exprime avec la hargne d'un véritable thug. Elle a sur "1991" le même appétit d'argent que ses pairs rappeurs. Ses propos sont sexuellement explicites, comme quand elle use et abuse du terme de "cunt" et de son double-sens (le même en français que le mot "con"). Elle crache sur ses rivales sur "Van Vogue". Elle utilise les routines du rap quand sur ce titre s'entendent des sonorités screwed. Et sa house music à elle est racée. Ce n'est pas la version lyophilisée qui triomphe alors en Amérique. En tout cas pas sur cet EP dense et court, nommé d'après son année de naissance, sorti suite au succès du single "212", et qui est le point de départ, autant que le sommet, d'une carrière chaotique émaillée de frasques et de coups de gueule.
C'est que Banks, en 2012, a déjà fait son chemin au sein d'un milieu branché international, dont elle a adapté la musique et l'imagerie à la sauvagerie du ghetto. Signe qui ne trompe pas, après avoir sorti le morceau "Seventeen" (qui avait déjà pour particularité de sampler le groupe electropop anglais Ladytron), elle a fait ses premiers pas avec Diplo, elle a rejoint un temps le label londonien XL Recordings, et Paul Epworth, connu entre autres pour son travail avec la superstar Adele, a été son producteur. Elle adopte aussi la posture, popularisée par Kanye West et quelques autres, du rappeur fasciné par la mode, comme le montrent sur 1991 ces premiers mots déclamés en français, ces allusions à Paris et cette pochette, qui tous trois évoquent la figure de Grace Jones. Enfin, conformément à cette musique house souvent associée aux gays, Banks est l'une des premières à parler ouvertement de sa bisexualité, dans un milieu, le rap, où les minorités sexuelles ont longtemps hésité à sortir du placard.
Toutefois, son milieu est distinct. Elle se situe à distance égale de la pop, de la branchitude et du rap canal historique, ce qu'elle montrera sur ses sorties ultérieures, par exemple la mixtape Fantasea, où l'on croisera des passages chantés, d'étranges expérimentations, et Styles P de The LOX. A ce stade, cependant, ses projets seront trop longs, trop éclectiques. L'engouement qui s'est saisi d'Azealia Banks après "212" laissera place à des sorties repoussées, à des beefs sans queue ni tête, et à des choses aussi extramusicales que ses photos pour Playboy ou son bref soutien à Donald Trump. De tout cela, grâce à son alliance réussie entre rap et house, 1991 se distingue comme le seul vrai grand moment de la carrière de la New-Yorkaise.