L'histoire du rap est connue, elle est documentée, elle a déjà été racontée maintes fois. Alors aujourd'hui, pour se démarquer des autres, les auteurs spécialisés doivent inventer des variations, ils doivent faire preuve de créativité. Ils peuvent privilégier un angle particulier, le business et l'argent par exemple, comme Dan Charnas avec The Big Payback. Ils peuvent faire comme Roni Sarig avec Third Coast, réviser les vieux dogmes new-yorkais en affirmant que la véritable matrice du rap se trouve au Sud. Ils peuvent aussi faire de la bande-dessinée, comme Ed Piskor avec son Hip Hop Family Tree. Ou bien, comme Shea Serrano, ils peuvent se focaliser, année après année, sur un morceau de rap considéré comme plus important que les autres.
Un tel exercice aurait pu être scolaire et rébarbatif. Quoi de plus ennuyeux, en effet, qu'une approche analytique de la musique ? Quoi de plus mortifère qu'un ouvrage sur la pop culture rédigé sur le mode de la musicologie ? Fort heureusement, ce n'est pas la démarche (mais alors pas du tout…) choisie par l'auteur de The Rap Year Book. Certes, il commente à chaque fois en détails, et sur plusieurs pages, un titre capital de l'histoire du rap. Il explique en quoi il a été important, quel a été son impact, et pourquoi il a tout changé. Il décortique son contenu, ses thèmes, il analyse les nouveaux styles qu'il a lancés ou popularisés. Il contextualise aussi, quand il en présente l'auteur et ses collaborateurs. Mais rien de cela n'est professoral.
Tout au contraire. Rédigé sur un mode très oral, le livre de Serrano est drôle, il est léger. Il est même, parfois, proprement hilarant. Ses exposés ne sont jamais abordés sous le même angle. Parfois, ce sont les paroles qui sont mises en exergue, d'autres fois c'est la musique. Ou bien, c'est ce que représente le rappeur que le morceau choisi a popularisé. Les digressions et les notes de bas de page abondent, la plupart accompagnées d'un humour pince-sans-rire, où domine le sens de l'absurde, le même que dans le meilleur gangsta rap, en vérité. L'ouvrage est rempli de dessins (par exemple, Jésus et Kanye qui débattent de la nature divine de ce dernier), de graphiques (les différents types de menaces de mort proférées par DMX), de schémas (qu'est, ou pas, un "G-Thang"), de typologies (une matrice pour classer les différents rappeurs gangsta), de listes (celle, infinie et remplie d'intrus, des beefs dans l'histoire du rap, ou celle des rappeurs ayant un jour porté une jupe). L'auteur invente aussi un drôle de code graphique pour signaler le type de chaque morceau traité (une chouette, une batte, un nounours...). Et sans cesse, il fait appel à des références issues de la pop culture, du cinéma et du sport, en particulier le basket, qui est l'autre passion de l'auteur (il vient de lui consacrer un autre livre).
Ces références sont truculentes, mais elles sont aussi une limite de l'ouvrage, quand on le lit de notre côté de l'Atlantique. En effet, toutes ne sont pas connues du lectorat français. Quant aux autres défauts, mineurs, ils tiennent à la nature même de l'exercice. En ne traitant que d'un morceau par an, l'auteur en omet d'autres, tout aussi importants, sortis au même moment. Aussi, puisqu'il va jusqu'en 2014, dernière année avant la parution du livre, l'auteur inclut-il des morceaux bien trop récents pour qu'on puisse estimer sereinement leur impact sur le rap. Sans aucun doute, "The Message" et "Straight Outta Compton" ont été des game-changers. Cependant, et malgré son succès, est-on certain qu'il en sera de même avec "Niggas In Paris" ?
Shea Serrano est conscient de ces limites, il les souligne même. Et pour contourner la première, il a une astuce : il demande à chaque reprise, à un autre spécialiste, de désigner son propre morceau rap de l'année, et de légitimer son choix. Cela permet d'apporter un peu de diversité à une sélection qui s'inscrit parfois un peu trop dans l'histoire officielle du hip-hop, dans son canal historique. Ces sélections alternatives permettent aussi de citer plus de noms, alors que l'auteur, lui, choisit d'élire plusieurs fois les mêmes rappeurs (2Pac à deux reprises, Kanye West et Jay-Z à trois). Serrano reconnait aussi la fragilité de ses choix, dans la période récente, alors que le recul manque encore. Il dit n'avoir été sûr de lui que dans un cas : quand il a désigné pour l'année 2014 un morceau de Young Thug (et de Rich Homie Quan). Il se dit certain qu'après l'ami Jeffery, le rap ne sera plus tout à fait le même. Et il pourrait avoir raison.
On lui souhaite la même chose. On espère que la manière que Serrano a choisie pour retracer l'épopée du rap, que ce style ludique qui évoque le culte Ego Trip's Book of Rap Lists, aura un impact salutaire sur les historiens de la musique. Qu'il leur donnera l'envie d'écrire de façon moins académique. Qu'il sera, comme tous les tubes qu'il a commentés, un game-changer.
Fil des commentaires