La première fois que j'ai visité le cimetière du Père Lachaise, j'ai voulu me rendre sur la tombe de Jim Morrison. Et ce que j'y ai vu m'a horrifié : deux adolescentes, accoutrées dans une tentative de déguisement hippy, y jouaient alors les éplorées. Elles se tenaient devant la stèle de ce pauvre type, refroidi depuis des lustres (avant même qu'elles ne soient nées, sans doute), et elles semblaient aussi émues qu'un cul-béni devant une relique de la Sainte Croix. Cela déclencha chez moi, je crois, une détestation féroce des mythes du rock'n'roll, cette religion profane, et une hostilité stupide envers la musique des Doors, une hostilité à laquelle l'horrible biopic (horrible biopic : pléonasme) d'Oliver Stone n'aura sûrement rien arrangé.
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Une génération plus tard, rien n'a vraiment changé. Le rap a supplanté le rock, une bonne fois pour toutes, mais il a lui aussi son Jim Morrison, en la personne de 2Pac. La comparaison n'a rien de neuf, tant elle est évidente : les deux sont apparus au plus fort de leurs musiques de prédilection ; ils avaient tous les deux des gueules d'ange, avec un petit quelque chose de féminin, et des velléités de poètes ; ils ont vécu leurs vies à fond, et ont embrassé à pleine bouche les styles de vie excessifs associés à leurs genres respectifs, ne faisant plus aucune différence entre leur image et la réalité ; imbibés de substances variées, ils ne se sont pas économisés, ils ont tout donné aux fans ; et en toute logique, compte-tenu de leurs poses christiques (l'un avait la chevelure de Jésus, l'autre s'est mis en scène sur la Croix, les deux se montraient torse nu), ils sont morts trop jeunes, mettant ainsi fin, pour leurs musiques, à une époque d'exaltation et d'innocence.
Le mythe Tupak Shakur s'est révélé tenace. Et quand les éditions Le Mot et le Reste, qui ces dernières années ont investi le champ du rap, passent de l'anthologie à la biographie, c'est encore sa figure qui s'impose. Vingt ans après sa mort, son étoile n'a pas faibli. Il est l'un des rares artistes des années 90 à être unanimement connu des plus jeunes amateurs de rap, et il est très souvent célébré par eux. C'est à lui, ainsi qu'à son alter ego Biggie, qu'un artiste prometteur comme Kodak Black se réfère quand il nomme son album le plus décisif Lil B.I.G Pac. Waka Flocka Flame en avait fait de même, six ans plus tôt, avec son Flockaveli. Et Kendrik Lamar l'a aussi convoqué, comme Maxime Delcourt le souligne, usant pour construire sa propre légende de celle de 2Pac. Il a été aussi le propagateur d'un concept promis à un grand avenir, celui de thug life, et le précurseur d'une tendance encore marginale à son époque, mais devenue depuis monnaie courante : celle du rappeur sensible, du gangster au cœur d'artichaut.
Maxime Delcourt, qui a déjà écrit d'autres livres pour le même éditeur, s'est chargé de raconter cette histoire en français, allant directement à la source, en Californie, afin de recueillir des témoignages complémentaires à ceux déjà reportés dans l'abondante bibliographie consacrée au rappeur. Et manifestement, il fait partie de ses admirateurs, de ceux qui le placent au cœur de l'histoire du rap, allant même jusqu'à épingler les critiques qui, à l'époque, snobaient 2Pac et lui préféraient le rap ésotérique du Wu-Tang Clan ou les expérimentations de l'underground (je plaide coupable). Même s'il reconnaît ses défauts, ses excès, ses erreurs et ses inconstances, l'auteur célèbre la puissance des morceaux et des albums du rappeur, tout autant que le destin hors du commun de cet homme né d'une mère Black Panther et accroc au crack, et tombé sur le tard dans les griffes du sulfureux Suge Knight. Et forcément, par son intensité et par sa courte durée, une vie pareille ne peut que fasciner, même si le récit est alourdi par de nombreux allers et retours chronologiques, et par certaines tournures syntaxiques bizarres.
Mais au moins, Maxime Delcourt ne s'essaye pas au jeu dangereux du détective. Contrairement à d'autres biographes, il ne cherche pas à éclaircir le mystère jamais résolu du meurtre de 2Pac, se contentant d'énumérer les nombreuses théories échafaudées à ce sujet. Il ne s'épanche pas non plus sur ses frasques. S'il est bien obligé d'en parler, il ne s'attarde pas outre-mesure sur les scandales qui l'ont entouré. Il n'oublie pas que Shakur a été, avant tout, un musicien, et commente donc abondamment ses albums, sur plusieurs pages. A travers la figure centrale de 2Pac, c'est aussi toute l'histoire du rap des années 90 qui est relatée : son succès, son contexte social, ses enjeux économiques, la débauche de ses stars, la sophistication des méthodes de production, la convergence progressive avec le R&B, l'indissociabilité dans les textes de l'immoralisme et de l'engagement politique, l'émergence de la Côte Ouest, et bientôt sa guerre avec la Côte Est.
Il manque cependant du recul au récit. On observe un écart entre le ton, souvent panégyrique, et les faits exposés par Maxime Delcourt, qui nous racontent une autre vérité, celle d'un 2Pac égotiste, paranoïaque, inconstant, impulsif, violent, alcoolique, débauché, peu fiable, naïf, influençable, prompt aux paroles en l'air, et brouillon, jusqu'à sa façon d'enregistrer et d'agencer ses morceaux. Il est pour tout dire plutôt pathétique. Même ses élans de générosité semblent dictés par son égocentrisme, par l'image flatteuse qu'il cherche à se renvoyer à lui-même. Bref, il fait plus souvent pitié qu'il ne subjugue. Et son génie musical (mais là, c'est un débat sans fin), mériterait parfois d'être relativisé, les morceaux et les sons du rappeur, même ses plus emblématiques, ayant parfois fait preuve de lourdeur.
Le caractère démesuré de sa légende interdit d'aborder le rappeur la tête froide. Il y a d'un côté les fans transis, de l'autre les contempteurs. 2Pac est, décidément, tout pareil à Jim Morrison. Produit d'une conjonction astrale entre une époque, un personnage et un destin, sa force fut de déborder du domaine musical. Il fut, en effet, au centre du débat sociopolitique et un abonné aux faits divers. Sa filiation l'inscrivait dans une grande et longue histoire afro-américaine. Et son statut de martyr a nourri un incroyable mythe moderne. Ramenés à leurs oeuvres, Tupac et Jim n'ont été que des artistes importants parmi bien d'autres, en ces époques bénies pour leurs genres respectifs. Mais ils ont été plus grands que la musique. Et dans le terme pop music, ce n'est pas toujours le second mot qui compte.
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