Lord Narf fait honneur au collectif Awful Records, cette collection d’allumés basés pour l’essentiel à Atlanta. Elle donne pleinement corps aux aspirations expérimentales de ces rappeurs iconoclastes. Comme eux, elle représente une nouvelle génération pour qui le rap va de soi, pour laquelle il coule de source, il fait partie des meubles (la jeune femme confiait dans une interview que c’était la musique de ses parents ; et oui, nous en sommes là…), mais qui ne se sent aucun devoir de conservation ou d’élévation à son égard, qui n'a aucun respect particulier pour lui ; qui s'accorde, en somme, le droit d’en faire exactement ce qu’elle veut.
Après le recommandable EP Sick, en 2015, la rappeuse a affiné son style avec un autre projet, conçu exclusivement avec d’autres membres d’Awful Records (Father, Alexandria, Tommy Genesis, Ethereal), produit essentiellement par ses soins et intitulé Witchcraft. Lord Narf se présente donc comme une sorcière, ce qui semble fondé à entendre sa voix, basse et hypnotique, s'étaler sur musique lente, bizarre et fantomatique, soutenue à l’occasion par un orgue funèbre ("Succession of Witches") ou parcourue d’un rire sinistre ("Leave Yo Azz Alone"). Comme elle l’a prouvé la même année en collaborant sur tout un projet (la mixtape AUTOYURNT) avec le rappeur blanc Slug Christ, sans doute le plus dérangé de l’écurie Awful, Lord Narf ne brosse pas son auditeur dans le sens du poil, elle en bouscule les habitudes.
C’est pourtant toujours du rap, avec ses emprunts rituels au R&B quand Alexandria chante ("Ex"), et des motifs rythmiques issus de la trap music locale. Et même si elle semble parfois marmonner, même si elle use d'onomatopées et de répétitions ("Free My Jack", "Quit It", "Link Up"), Lord Narf est une rappeuse à l’ancienne, adroite avec les mots, prompte aux accélérations sur le mode double-time ("For Free"). Et ses thèmes (l’argent, la violence, le sexe, abordés sur une suite de rodomontades), sont indubitablement ceux du rap. Avec elle, cependant, cette musique est tournée sens dessus dessous. Lord Narf la rend neuve, voire méconnaissable. Avec ce Witchcraft, elle ne ressemble plus qu’à elle-même. Comme attendu avec Awful Records, c’est original. C’est déroutant, c'est perturbant. Mais en plus, c’est bien. Et même très bien, quand elle nous surprend avec des bijoux tels que "Quit It" et "Link Up".