La ressemblance de la pochette du premier album officiel de Vince Staples avec celle du Unknown Pleasures de Joy Division ne doit rien au hasard. Quand il la révèle sur Instagram, le rappeur souligne lui-même le rapprochement, entamant sa présentation par ces mots : "love will tear us apart", soit le titre du single le plus emblématique du groupe d'Ian Curtis. Quelques semaines plus tard, à l'heure de la sortie de Summertime '06, le contenu de l'album confirme cette proximité en proposant un post-rap comme l'autre a délivré autrefois son post-punk : noir, pessimiste, décharné, avec les paroles d'un esprit défaitiste et tourmenté, doublées d'une musique pesante, claustrophobe et réductionniste.
Comme avec la mixtape Shyne Coldchain Vol. 2, l'essentiel de la production est assurée par ce bon vieux No ID, secondé par Clams Casino et DJ Dahi. Du boom bap du vétéran de Chicago, au cloud rap et aux sons californiens des deux autres, on touche à trois styles marqués et distincts. Ensemble, pourtant, en usant de basses lourdes, de boucles décharnées, d'effets électroniques et de sons abscons, ils apportent à Summertime '06 une certaine consistance.
Ils accentuent aussi l'aspect conceptuel de cet album, curieusement découpé en deux disques alors que ses 60 minutes de musique auraient pu tenir sur un seul, ouvert par les ambiances étranges et les cris de mouettes de "Ramona Park Legend", et dont les invités, Jhené Aiko sur "Lemme Know", ou Joey Fatts et Kilo Kish sur "Dopeman et "Surf", se contentent de marmonner, de murmurer, de soupirer.
Ce caractère conceptuel est tout aussi manifeste chez le rappeur de Long Beach. Il déclare focaliser le propos sur l'été 2006, celui où, adolescent confronté à la mort, à la délinquance et à la dureté de son entourage, il a perdu son innocence. Cet album retrace un parcours intime, fait de désillusion, de détresse et d'aquoibonisme. Quand Staples répète le mot d'ordre "Lift Me Up", sur le titre homonyme, il ne respire pas la conviction. Sur "C.N.B.", il navigue entre colère et abandon. Et sur "Like It Is", il ponctue le propos par ces mots désespérants : au bout du chemin, nous sommes tous morts. Ian Curtis est donc bel et bien là, avec ses pulsions suicidaires. Mais il est transporté dans un contexte rap.
Car à l'arrière-plan des textes, dans la lignée du EP Hell Can Wait, figurent le ghetto, la pauvreté et la condition noire. Toutefois, au lieu de donner dans le rap social habituel, celui du rappeur "conscient" qui veut rétablir les choses, ou celle du gangster insolent qui exalte son univers, Staples se contente d'exposer les choses, avec un rap en retrait. Il est moins acteur qu'observateur. Le clip de "Señorita" le montre. Il dépeint des gens défavorisés de toutes races, enfermés dans leur quartier comme dans un zoo, tués les uns après les autres. Des Blancs cossus viennent visiter celui-ci en souriant, bien protégés derrière une glace, au milieu desquels Vince Staples rappe et évolue comme si de rien n'était.
La musique, pourtant, n'est pas toujours morne. Peu à peu, Vince Staples élève le ton. Les sons se font moins arides, ils sont même presque mélodiques à la fin du premier disque avec le puissant "Jump of the Roof", le single "Señorita" et ce splendide "Summertime", chantonné sur une production de choix signée Clams Casino. Même chose avec la seconde partie, plus relevée avec la guitare de "3230", l'angoissant "Surf", un "Might Be Wrong" qui est ce que Vince Staples proposera de plus R&B, ainsi que le poignant "Like It Is".
Tous ceux-là sont des bons, de très bons morceaux. Grâce à eux, en 2015, il y aura bel et bien eu un grand disque de rap conceptuel, conçu avec succès par une major du disque pour un public adulte et pour une critique établie, travaillé par des thèmes sociaux, et solidement ancré dans la réalité afro-américaine. Et l'on ne parle pas de To Pimp a Butterfly.
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