L'historique Mystic Stylez, en 1995, n'a pas été le premier album de la Three Six Mafia. Un an avant, ils avaient préparé le terrain avec un opus précurseur, intitulé Smoked Out, Loced Out. A cette époque, le groupe n'avait que trois ans, il ne comptait que quatre membres (le trio originel formé de DJ Paul, Juicy J et Lord Infamous, renforcé récemment par Koopsta Knicca) et, n'ayant pas encore atténué l'allusion sataniste de son nom, l'ancien Backyard Posse s'appelait alors la Triple Six Mafia. Sorti sur cassette uniquement, cet album se distinguait par une qualité sonore effroyable. Et pourtant, dans son style, il était déjà un classique, ayant en germe tout ce qui ferait du groupe l'un des plus influents de l'histoire du rap.
Prophet Entertainment :: 1994 :: disque indisponible
On a parfois qualifié le rap, dans sa mouvance gangsta, de heavy metal des musiques noires, à cause de son côté infréquentable et excessif. S'il faut désigner un groupe qui donne raison à cette comparaison, alors la Triple Six Mafia a été celui-là. C'était patent avec ses paroles, qui se souciaient moins d'habileté verbale que de pousser à leur extrême les thèmes les plus vulgaires du rap. Les paroles s'employaient à donner raison au titre de ce premier album, qui pourrait se traduire par quelque chose comme "Totalement Défoncé, Totalement Déglingué" : elles étaient déclamées par des fous furieux. Jouant le rôle du criminel, de la brute ou du maquereau, ces rappeurs donnaient sans retenue dans la sauvagerie, dans l'apologie du meurtre et des drogues, et dans une misogynie absolue, qui allait jusqu'à exhorter à la violence conjugale. Bref, ils se plaçaient du côté du Diable.
C'était également le cas avec la musique. La Triple Six Mafia poussait à son comble la tendance mortuaire horrorcore, qui battait son plein dans le rap d'alors. Pour amplifier leur caractère diabolique et malsain, ils créaient des ambiances morbides, à coup de stances répétitives, de samples alanguis ou découpés en rondelle ("Niggaz Ain't Barrin Dat"), de phrasés saccadés hypnotiques, de beats lourds, denses et pesants, de mélodies inquiétantes ("Pimpin & Robbin", le grand "Stash Pot" de Koopsta Knicca), de gimmicks troublants ("Victim of this Shit"), voire de cloches et de rires sinistres sortis d'un film d'horreur ("Now I'm High").
Les débuts étaient modestes pour la Three 6 Mafia, mais la suite sera grande. En dix ans, DJ Paul et Juicy J, les deux hommes au cœur du groupe, passeront du statut d'indésirables à celui de stars, avec le succès du tube "Stay Fly" et de l'album Most Known Unknown et, plus incroyable encore, avec l'attribution d'un Oscar pour leur contribution au film Hustle & Flow. Vu cette carrière faste, ce projet bancal qu'était Smoked Out, Loced Out aurait pu être considéré comme un balbutiement maladroit. Sa sortie sur cassette, sa désastreuse qualité sonore, son caractère éclectique (il compilait des titres du groupe et de proches comme Gangsta Blac et Kingpin Skinny Pimp), et ces interludes humoristiques qui le présentaient comme un programme radio, en faisaient clairement moins un album qu'une mixtape, à un âge où ces deux formats étaient encore très différents.
Et pourtant, il aura une aura de légende. Avec d'autres cassettes sorties par eux et par d'autres, à Memphis, dans le milieu des années 90, celles de Lord Infamous et de Koopsta Knicca en solo, celles aussi de Project Pat et de Tommy Wright III, Smoked Out, Loced Out enflammera une génération plus tard l'imagination de rappeurs plus jeunes, ceux du Raider Klan, qui pousseront le mimétisme jusqu'à reproduire sur leurs mixtapes un souffle d'époque, ou ceux des $uicideboy$ de La Nouvelle-Orléans, qui proposeront un "Smoked Out, Loced Out (Part II)" sur un de leurs nombreux EPs. Tout ce revivalisme n'est pas que pur snobisme. Les titres de Smoked Out, Loced Out reparaitront plus tard, mieux produits, plus audibles, sur la série rétrospective Underground Volume, et sur des sorties diverses de DJ Paul, Lord Infamous et Koopsta Knicca. Mais la cassette originale conservera une certaine saveur, peut-être précisément parce que ses sonorités épouvantables étaient ce qui convenait le mieux à la face démoniaque présentée par le groupe.
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