Fugazi, Screaming Trees, Nirvana, Bikini Kill, Pastels, Teenage Fanclub, Beck, Unwound, Jon Spencer, Sleater-Kinney, the Make-Up, Built to Spill, Mirah, Modest Mouse, Gossip… Quel est donc le rapport entre tous ces groupes et musiciens importants des dernières décennies ? Quel est leur point commun, en dehors du fait qu'ils appartiennent tous plus ou moins à la grande constellation du rock alternatif, ou indé, devenu au fil des ans l'inverse de ce qu'il a d'abord été : la normalité musicale ? Leur point commun, en fait, c'est qu'ils ont tous côtoyé Calvin Johnson, qu'il les ait lancés, inspirés, ou qu'il ait été leur collaborateur et ami.
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L'influence du leader de Beat Happening a été fondamentale dans l'histoire de ce rock là, qui est désormais le rock tout court. Michael Azerrad l'avait déjà souligné dans sa grande somme sur l'émergence du rock punk / hardcore / underground / alternatif / indé (qu'importe l'appellation), Our Band Could Be Your Life, en consacrant tout un chapitre au groupe. Mais un autre journaliste, Mark Baumgarten, pourtant trop jeune pour avoir connu cette époque, a voulu aller plus loin en lui consacrant cette biographie – ou plutôt, une histoire de son label, K Records, ce qui revient grosso modo au même, tant les deux se confondent.
A quoi bon écrire ce livre, aurait demandé Johnson à Baumgarten, quand il lui a annoncé son projet. Qui va le lire ? Ca va être ennuyeux. Et il est vrai que, pour qui Calvin Johnson n'est qu'un nom, voire moins encore, Love Rock Revolution pourrait paraître aride. Il raconte en effet, par le détail, tout le parcours de l'intéressé, et des quelques autres gens qui ont gravité autour, notamment son associée Candice Pedersen. Cependant, raconter l'histoire de ces personnes, c'est aussi retracer toute l'histoire de ce mouvement, d'abord souterrain, et puis très exposé après le triomphe de Nirvana. A travers K Records et leurs associés, on parle en effet de presque tous les sous-genres, les tendances et les mouvements internes au grand ensemble indé : le hardcore des débuts, cette twee pop dont Johnson est l'une des incarnations ultimes, le grunge, les riot grrrls, la lo-fi. De plus, à l'occasion, le bonhomme s'est même intéressé au dub, et au hip-hop.
Parler de Calvin Johnson, donc, c'est parler de K Records. Et parler de K Records, c'est parler du rock indépendant, dont il est le représentant absolu, l'archétype, l'achèvement. Peu de patrons de label, en effet, auront appliqué à ce point la notion d'indépendance et de Do-It-Yourself. Par ses débuts sur cassettes, par sa longue prédilection pour les singles, plutôt que pour les albums, par son refus de s'acoquiner avec les majors, même dans l'après-Nirvana, K Records sera resté fidèle à l'idéologie anti-corporate de son fondateur, à sa défiance totale envers l'industrie du divertissement. Dans les dernières pages, et même si cela met son propre label en difficulté, on le voit encore se réjouir du pied de nez aux majors du disque qu'est Internet, un média qui réalise son idéal de désintermédiation, d'abolition de toute frontière entre le créateur de musique et son consommateur.
Avec une telle posture, il est normal que Calvin Johnson, bien qu'il ait été idolâtré par Kurt Cobain (qui avait tatoué le "K" du label sur son bras), bien qu'il ait été en partie responsable du meilleur album de Beck (oui, le meilleur), One Foot in the Grave, et de bien d'autres choses encore, est aujourd'hui ce qu'il est : une figure culte et charismatique, une référence qui va de soi pour les connaisseurs, mais un parfait inconnu pour le grand public. Qui plus est, au-delà de son refus catégorique de toute compromission avec l'industrie, l'homme était par trop un cérébral.
Le livre explique d'ailleurs très bien ce qui a eu raison de Calvin Johnson, quand Baumgarten recueille des propos de Doug Martsh, son comparse des Halo Benders : d'après ce dernier, au lieu de laisser parler sa musicalité, Johnson ne pouvait s'empêcher de jouer du concept, de l'imprévu, d'avoir des idées fixes, d'aller dans une direction qui n'avait de bien-fondé que dans sa tête. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Martsh, qui optera pour la démarche inverse et une carrière en major, connaîtra le succès, lui, avec son (brillant) groupe Built to Spill.
Au milieu des années 90, j'ai eu la chance de voir Calvin Johnson en concert. C'était en cercle restreint, à l'occasion d'une soirée organisée par le chanteur français Ignatus à la Péniche 6/8. Et là, tout de suite, j'ai vu qui il était au fond : un gourou. Comme le livre en rend compte, quand il décrit ses étonnantes prestations "live", voilà donc un type assez balèze, avec une coiffure de boy scout et une voix de baryton, qui livrait un show de possédé avec une gestuelle de dément. Il frappait sa main contre sa jambe, et il restait parfois là, bouche bée, dans une transe intenable, entre deux paroles clamées à la manière d'un shaman.
Magnétique, habité, impressionnant, Calvin Johnson a été, plus que le chanteur de Beat Happening et le patron de K Records, l'idéologue de l'indie rock. On reconnait sa marque dans ce que le genre est devenu. Le rock indé, en effet, a rompu avec la furie et le glamour rock'n'roll d'antan, il est interprété par des esthètes qui ressemblent à nos voisins de palier, comme le jazz vieillissant l'était lui-même devenu autrefois. Et Calvin Johnson est pour beaucoup dans cette démocratisation du genre, il a fortement milité pour combler ce fossé apparent entre le public et les artistes. Baumgarten raconte d'ailleurs comment, à Olympia, sur ce terreau rendu favorable par la présence de la très libérale université d'Evergreen, une pression sociale s'exerçait sur les fans de musique, pour qu'eux aussi soient actifs.
Avec d'autres, par exemple son ami Ian McKaye avec sa doctrine Straight Edge, Calvin Johnson a introduit dans le punk (qui selon lui, comme le souligne le slogan du livre, était plus une idée malléable qu'un genre en soi) une doctrine proche de la morale protestante, caractéristique de la classe moyenne blanche américaine : réalisation de soi par le travail, puritanisme féministe, esprit communautaire, rejet du culte de l'artiste et micro-capitalisme. C'est cette métamorphose édifiante que la vie de Calvin Johnson, et partant le livre de Mark Baumgarten, nous relatent : la normalisation du rock, et donc son triomphe, tout autant que son déclin.
Je ne sais pas si tu as vu que K se sont remis au rap maintenant: Smoke d'Oldominion et Silas Blak dans leurs sorties récentes.
Ah, non, pas du tout. Il faut dire que je ne suis plus trop, ni l'actualité de K, ni celle d'Oldominion. Merci pour l'info !
Sinon, ils avaient sorti Eprhyme il y a quelques années (avec Smoke, d'ailleurs). J'en avais dit deux mots là :
http://www.fakeforreal.net/index.php/post/2009/EPRHYME-Waywordwonderwill
Voui, Eprhyme est producteur exécutif de l'album de Smoke et à la même époque ils ont sorti l'album de Silent Lambs Project, le groupe de Silas Blak.