Au début des années 90, sur l'album Ombre est Lumière, IAM se moquait gentiment des rockeurs d'obédience new wave. A leur musique dépressive et mortifère, qu'ils vomissaient, ils opposaient la nature festive et dansante de la leur. Un quart de siècle plus tard, cependant, s'ils sont toujours sur la même ligne, il y a de fortes chances que les Marseillais n'apprécient pas leur époque. Non seulement ces corbeaux qu'ils exécraient existent toujours. Mais en plus, horreur, ils font du rap ! Dans les années 2010, ce dernier est devenu à tel point le langage commun, la musique vers laquelle se portera naturellement tout créatif de 10 à 35 ans, qu'elle accueille des gens qui, en d'autres temps, se seraient trouvés parfaitement à leur aise dans un registre post-punk, batcave, indus ou autre.
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Elmo O'Connor est de ceux-là. Son profil, tout d'abord, n'est pas celui du rappeur habituel. Il s'agit en fait d'un Blanc, issu d'une classe moyenne portée sur l'art et sur la mode (son grand-père, pour la petite histoire, était l'acteur Robert Culp). Et pourtant, le jeune homme plus connu sous le nom de Bones rappe. Il le fait juste à sa manière, avec une esthétique qui n'a plus grand-chose de commun avec les us du genre. Apparu dans l'entourage du Raider Klan (il a collaboré avec Xavier Wulf et Chris Travis), sa musique est, comme avec ce collectif, une excroissance de celle dont la Three 6 Mafia a été le porte-drapeau vingt ans plus tôt : un rap noir, sale et poisseux. Il a en repris les codes, y compris son vocabulaire fait d'offenses et de misogynie. Mais il s'est débarrassé des attributs qui rattachaient encore les rappeurs de Memphis à la tradition afro-américaine, et son discours est fait de considérations existentielles, plutôt que d'un hédonisme exacerbé et immoral.
Bones, en effet, n'est que noirceur, déprime et abandon. Le plus souvent, sa musique est morbide, elle est molle et lo-fi. Son style vocal se résume à un rap trainard. Son phrasé est sans rythme. Qui plus est, il semble peu se préoccuper de son succès commercial, refusant les appels du pied des maisons de disque, sortant à tire-larigot tous ses titres gratuitement, sur des mixtapes en ligne, des dizaines de mixtapes, avec une productivité qui ridiculiserait un Gucci Mane dans ses plus grandes années. Il est si prolifique qu'il est difficile d'identifier sa grande œuvre. Soit on est fan et on aime tout, soit on l'est moins, et le tri est ardu. Par deux fois, pourtant, Bones a fait parler de lui en dehors du cercle de ses adeptes : en 2015, quand A$AP Rocky lui a emprunté la musique du titre "Dirt" ; et un an plus tôt, quand sa mixtape Garbage recueilla une attention plus soutenue que les autres.
Plutôt que cette dernière, cependant, attardons-nous sur celle qu'il a sortie au tout début de 2014, DeadBoy, et qui donne un bon aperçu du talent du rappeur. Sa couleur cold wave est manifeste dans les paroles, notamment celles du morceau-titre, "DeadBoy", d'où transparaissent le nihilisme et la fascination pour la mort. C'est aussi le cas avec "Sixteen", quand il dresse le portrait désabusé d'une jeunesse qui se perd dans la drogue, ou sur "WhiteLinenSheets", où il se décrit à l'abandon dans son salon, plongé dans les séries Netflix. Elle est aussi présente dans la musique, comme avec la basse lourde qui introduit "ArtesianWater", ou dans le superbe "Calcium", un titre chantonné d'une manière absente, qui n'a plus grand-chose de rap. Seuls le saxophone, la musique chaude et les paroles amoureuses de "TheGreatSnowfallOf82" vont à l'encontre de cette atmosphère lugubre, bien que l'objet de la passion de Bones, sur ce titre, ne soit pas très clair.
Le bagage rap, en fait, ne s'entend que par l'influence de la scène de Memphis, manifeste dans le phrasé saccadé d'un "Wi-Fi", dans les nombreuses rythmiques de style trap, ou dans le ton agressif du très bon "Virus", au bout du compte un pur diss track. Le rappeur, pour le reste, adopte une posture particulière. Il la revendique même. Il déclare ainsi vouloir se tenir à l'écart des rappeurs habituels sur "ConnectionLost", et il affirme son hostilité de principe aux maisons de disque sur "1968", un titre qu'il ouvre en faisant référence aux meurtres de Martin Luther King et Robert Kennedy, qu'il poursuit avec un définitif "fuck you, fuck rap and fuck hip-hop", et qu'il clôt en déclarant vouloir se perdre dans la fumée du cannabis. Tout Bones est là, dans ce titre, et plus globalement dans cette mixtape en crescendo, substituable à toutes ses autres, et pourtant l'une des meilleures.
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